Accueil> Rencontres> JIPAD> JIPAD 2018 > Philippine De Lattre

Biovallée : coordination de l’action publique locale pour un territoire durable exemplaire  

Philippine De Lattre

MOTS-CLÉS : BIOVALLÉE, COLLECTIVITÉS LOCALES, TRANSITION AGROÉCOLOGIQUE, CO-CRÉATION, MISE EN RÉSEAU

Voir la vidéo de Philippine

La mise en avant de la multitude d’initiatives locales visant à la durabilité des territoires qui surgissent en France et ailleurs conduit à une idéalisation et beaucoup en viennent à envisager une transition écologique qui se fera par « le bas ». Cependant, cette approche néglige d’envisager le rôle des pouvoirs publics. À ce titre, le projet de Biovallée dans la Drôme est un exemple unique en France de collaboration entre acteurs, publics et privés, visant la durabilité de leur territoire. Le résultat est une transition plus rapide qu’ail-leurs en France, comme le montre la part des surfaces cultivées en agriculture biologique, six fois plus importante qu’au niveau national : 32 % contre 5 %.

LA DRÔME, UNE TERRE D’ACCUEIL ET D’INITIATIVES, MAIS AUX SOLS RELATIVEMENT PAUVRES

Une rencontre entre néoruraux et natifs

Au cours des années 1950 et 1960, le département de la Drôme a vu sa population reculer en raison d’un exode rural important. Cependant, cette tendance s’est stabilisée dans les années 1970 avec l’arrivée de nouveaux habitants, originaires de la région, mais aussi du reste de la France et d’Europe du Nord. Il y avait parmi eux beaucoup de jeunes couples avec enfants à la recherche d’une meilleure qualité de vie. Issus de la génération de Mai 68, la plupart d’entre eux aspiraient aux idéaux de cette époque, parmi lesquels une recherche d’autonomie et de retour à la terre. Malgré les changements de mode de vie qu’ils apportaient, les natifs du territoire les ont globalement bien accueillis, car ils étaient contents de voir leur département revivre. Ce climat bienveillant a encouragé ces néoruraux à s’investir pour le territoire.

Une agriculture peu productive

Bien que les néoruraux aient été attirés par le climat clément, l’environnement sain, la beauté des paysages et la terre pas chère, la Drôme présente l’inconvénient d’avoir des sols relative-ment pauvres. Cette caractéristique a rapidement contraint les agriculteurs à abandonner la course à la compétitivité lancée par le gouvernement, dans le cadre de sa stratégie de modernisation de l’agriculture. À la fin des années 1980, ce constat s’est renforcé en raison de la concurrence directe sur le marché européen, notamment après l’adhésion de l’Espagne à l’Union européenne (UE). Dans le but de différencier la production drômoise, le développement d’une agriculture alternative « de qualité » s’est peu à peu imposé.

Une collaboration territoriale pionnière

À la fin des années 1980, la dépollution d’une rivière fortement dégradée, la Drôme, a initié une forte cohésion sociale entre les communautés de communes du bassin versant de la rivière. Pour la première fois en France, à l’échelle d’un territoire, les collectivités locales ont travaillé ensemble et avec les usagers afin d’atteindre un objectif commun : « rendre la rivière baignable » (Cheissoux, 2018). Cette initiative, qui a débouché sur la signature d’un premier contrat de rivière en 1990, a été significative car elle a inspiré la création des commissions locales de l’eau et la loi sur l’eau de 1992. À l’image de cette collaboration, les commissions sont représentées par l’État (25 %), par les collectivités locales (50 %) et par les usagers (25 %). La gestion exemplaire de cette rivière a également été récompensée en 2005 par le prix international Riverprize. Globalement, cette expérience a fait grandir un sentiment de fierté sur le territoire, ainsi que la conviction qu’il était possible d’inverser la tendance à la marginalisa-tion en affichant un caractère pionnier.

LA GENÈSE DU PROJET BIOVALLÉE

L’agriculture biologique au cœur de la stratégie territoriale

Au début des années 1990, la nécessité grandissante de développer une agriculture biologique est allée de pair avec le changement d’approche de l’Union européenne sur sa politique rurale. Celle-ci est passée d’une vision de modernisation intensive globale à une vision plus endogène qui intégrait davantage les capacités des ressources locales. L’agriculture biologique a alors été envisagée comme une diversification « de qualité » pour les territoires moins compétitifs et un programme intercoopératif de développement de l‘agriculture biologique (PIDA Bio) a été lancé. Profitant de cette opportunité de financement, quatre coopératives drômoises (plantes à parfum aromatiques et médicinales, céréales, vin et approvisionne-ment) ont sollicité ensemble les autorités locales pour porter avec elles ce projet. Le programme a été fructueux et a notamment permis à ces coopératives d’atteindre, dix ans plus tard, 10 % de produits issus de l’agriculture biologique. Au-delà de l’aspect commercial, le PIDA Bio a surtout initié une forte inflexion des politiques locales en faveur de l’agriculture biologique. La reconnaissance de cette agriculture alternative comme une solution pour le développement du territoire a permis de la légitimer auprès des acteurs dominants et de faire évoluer le statut de « marginaux » de ses défenseurs. Progressivement, l’agriculture biologique a été positionnée comme fer de lance de la stratégie territoriale [Figure 1]. Focalisée au début sur l’axe transformation/commercialisation, la stratégie s’est ensuite élargie aux autres secteurs grâce à l’influence croissante des pionniers. Concernant les conditions d’accès au foncier, ces derniers ont par exemple favorisé l’utilisation des critères de viabilité de l’agriculture paysanne, plutôt que ceux des chambres d’agriculture. L’engagement citoyen a également joué un rôle important. L’association de six cents familles, qui réalisait des achats groupés de produits biologiques, a en outre initié l’approvisionnement bio et local.

Regroupement intercommunal autour du projet Biovallée

Dans les années 2000, suite au constat de l’efficacité de la stratégie, quatre communautés de communes ont décidé de se regrouper officiellement autour du projet Biovallée. Ce programme ambitieux concerne aujourd’hui la communauté de communes de Val de Drôme (CCVD), celle du pays Diois (CCD) et celle du Crestois et du pays de Saillans (CCDSP), ces deux dernières ayant fusionné depuis 2014 [Figure 2].

La Biovallée compte ainsi cent deux communes et 54 000 habitants, sur une superficie de 2 200 km2. Afin de ne pas alourdir la gestion et les frais de fonctionnement, les communautés de communes ont décidé de ne pas créer de structure juridique et administrative spécifique. Le portage de la Biovallée est assuré par la communauté de communes du Val de Drôme.

ÉVOLUTION DU PROJET : VERS UN TERRITOIRE DURABLE EXEMPLAIRE

Forte impulsion du projet grâce au soutien de la région Rhône-Alpes

Entre 2009 et 2014, le Biovallée a été référencée comme l’un des sept « grands projets Rhône-Alpes » (GPRA). Ceci dans le cadre d’un programme régional permettant d’impulser des projets pilotes de développement durable ambitieux, au moyen de financements exceptionnels. Ce soutien a donné une véritable impulsion aux objectifs de la Biovallée. La part de l’agriculture biologique dans l’agriculture locale est ainsi passée de 17 % à 30 % sur cette période. Cent quatre-vingt-onze projets ont aussi été portés, pour un coût de 30 millions d’euros, dont 10 millions de subventions allouées dans le cadre du GPRA. Ces projets portaient de façon transversale sur différents volets qui comptaient entre autres l’agriculture, l’économie, l’énergie et la formation. Pour illustrer ces projets, plusieurs initiatives peuvent être citées, comme la marque « Biovallée » créée en 2008/2010 ; les pépinières d’installation agricole et fermière créées en 2011 ; ou encore l’aménagement d’éco-quartiers et éco-parcs d’activités, avec neuf écosites réalisés à ce jour. L’initiative la plus emblématique est le campus Biovallée créé en 2012. Il abrite des pépinières d’entreprises et est devenu un lieu privilégié de rendez-vous d’experts et citoyens autour du développement durable. D’autres centres de formation indépendants au projet Biovallée ont été attirés par la dynamique de la région, comme le centre d’agroécologie des Amanins, qui est attaché au réseau de Pierre Rabhi.

Une répartition plus équitable de la valeur économique

Une répartition plus équitable de la valeur économique a été mise en place dans la Biovallée et a eu pour objectif principal de profiter aux producteurs, afin de rendre leur activité viable. L’un de moyens pour y arriver a été la construction de circuits courts. L’épicerie biologique La Carline et la plateforme logistique pour les cantines Agricourt sont deux structures intermédiaires d’approvisionnement qui ont permis de mettre en lien petits producteurs bio locaux et consommateurs. Cela tout en préservant une marge importante pour les producteurs, comme le montre le graphique de la figure 3.

Un autre moyen d’obtenir une répartition plus équitable de la valeur économique a été la réappropriation de maillons de la chaîne de valeur par certains acteurs. C’est par exemple la stratégie adoptée par la coopérative céréalière Terres Dioises. Celle-ci s’est ainsi réapproprié les maillons de la logistique, de la production de semences et de l’un de ses débouchés, respectivement en fusionnant avec la coopérative d’approvisionnement, en investissant dans une station de semences et en prenant des parts dans une usine d’alimentation biologique pour bétail. Cette diversification lui permet de gagner en viabilité et en autonomie.

La construction de solutions en commun

Au lieu de se vivre uniquement comme concurrents les uns des autres, les acteurs se sont considérés comme parties prenantes d’une même dynamique territoriale, favorisant ainsi la coopération et l’innovation. Ce fut en effet le cas des entreprises citées précédemment. Au sein de La Carline et d’Agricourt, agriculteurs et consommateurs ont convenu ensemble d’un prix juste. De même, au sein de la coopérative de céréales, il existe une gouvernance partagée entre agriculteurs biologiques et conventionnels. Deux autres exemples probants de cette construction en commun peuvent également être cités. Le premier concerne le cas de la construction d’un réseau d’économie circulaire entre les usagers du Fab-lab de Crest. Ce réseau s’est spontanément construit entre les utilisateurs de l’imprimante 3D de ce Fab-lab. En échangeant de façon relativement informelle, ils ont réussi à se coordonner pour que les déchets des uns deviennent des intrants des autres. Le second cas concerne le réseau des éco-hébergeurs. Lors d’une rencontre organisée par les collectivités locales, ils ont convenu de leur propre initiative de ne pas se faire une concurrence sur les coûts, et de plutôt miser sur une offre de qualité afin de jouer sur la réputation du territoire en éco-tourisme. La vocation première de cette mise en réseau était de permettre d’échanger connaissances et savoir-faire. Leur stratégie a été très efficace, car la région rayonne aujourd’hui pour son tourisme vert. Dans ces deux cas, il est intéressant de souligner le caractère spontané de ces initiatives. En effet, elles n’ont pas découlé d’une volonté des autorités publiques, mais bien de la réflexion collective d’acteurs sur la construction d’un intérêt commun. Cette condition apparaît indispensable pour la réussite des initiatives, car dans le premier cas un projet similaire, qui avait préalablement été porté par les collectivités, avait avorté dès la phase pilote. À une échelle différente, la construction en commun de solutions peut aussi se faire entre employeurs et employés. C’est le cas de l’entreprise de l’Herbier du Diois, grossiste d’épices et de plantes aromatiques et médicinales, qui par un dialogue construit a cherché à mieux articuler la vie de l’entreprise avec celle de ses employés. Cela a par exemple abouti à des contrats de 35 heures répartis sur quatre jours. Globalement, ces collaborations ont eu des retombées très positives en termes de viabilité des entreprises et de création d’emplois.

La continuité du projet assurée par l’association Biovallée

Afin que la dynamique impulsée se poursuive au-delà du terme du programme GPRA, les parties prenantes intercommunales se sont mobilisées et ont créé en 2012 une « association Biovallée ». En effet, vu l’ampleur qu’avait pris le réseau de la Biovallée, le besoin de nommer un porteur indépendant s’est imposé. Cette association est constituée d’acteurs publics et privés ainsi que d’associations et de citoyens. En septembre 2016, l’association comptait près de cent soixante adhérents et sympathisants. L’adhésion fonctionne sur une signature de la chartre, qui stipule l’engagement des acteurs à « faire leur part » pour atteindre les objectifs de Biovallée, ainsi que sur une cotisation annuelle (barème de 50 à 300 euros). En contrepartie, l’association permet à ses adhérents de revendiquer leur appartenance à Biovallée. Quant aux objectifs fixés, ils s’inscrivent dans la continuité de ceux définis dans le GPRA. Pour l’autonomie énergétique, l’objectif à l’horizon 2040 est une diminution de plus de 50 % de la consommation énergétique du territoire, ainsi qu’une couverture à 100 % de cette consommation par la production locale d’énergie renouvelable. Quant à l’agriculture biologique, d’ici 2020, l’objectif est qu’elle atteigne 50 % des surfaces agricoles et qu’elle représente avec l’approvisionnement local 80 % des aliments servis en restauration collective (de l’ordre de 60 % en 2016).

LES FACTEURS CLÉS DE RÉUSSITE

L’implication initiale des individus

Cette implication est ce qui mène les individus à s’investir dans des innovations sociétales. Or, de manière générale, les territoires qui ont pu atteindre un tel niveau de transition avaient déjà vu dans les dernières décennies une montée des initiatives locales. Avec l’arrivée des néoruraux, la Biovallée a bénéficié de ce contexte initial d’implication, qui a par la suite été un terreau fertile pour l’émergence des initiatives. La part importante de salariés travaillant dans l’économie sociale et solidaire (ESS) est révélatrice de cet engagement. D’autant plus que la grande majorité de ces emplois concerne le secteur associatif. En 2008, le pourcentage de salariés travaillant dans l’ESS dans la Biovallée était de l’ordre de 20 %, soit deux fois plus qu’au niveau national. Beaucoup pensent que cette implication peut être trans-mise par l’éducation et la formation. La pédagogie alternative des écoles « différentes » compte de ce fait un nombre grandissant d’enfants. Les formations (soutenues par l’action publique) se multiplient elles aussi, comme c’est le cas au sein de l’École de la nature et des savoirs.

La mise en réseau des acteurs

La mise sur pied de collaborations entre acteurs est l’une des caractéristiques importantes de la réussite de la Biovallée. Or ces collaborations résultent pour la plupart de rencontres informelles organisées par les collectivités. Grâce à l’échange, des liens entre motivations individuelles et action collective ont pu se nouer et déboucher sur la construction d’une collaboration. Comme nous l’avons vu, cela a été le cas du réseau du Fab-lab de Crest et des éco-hébergeurs. Néanmoins, ces résultats ont été rendus possibles par une première mise en présence, réalisée dans le cadre d’événements organisés par la collectivité. Ces exemples montrent bien que le rôle de l’action publique ne consiste pas à diriger les initiatives, mais bien à créer le climat favorable à leur émergence et à leur accompagnement. Le fonctionnement inclusif plutôt qu’exclusif (comme c’est traditionnellement le cas) de la Biovallée est un autre exemple de mise en réseau fructueuse. Cette structuration innovante permet à chaque unité adhérente d’être sélectionnée sur ses engagements à atteindre des objectifs plutôt que sur des indicateurs définis. Cela favorise la construction et l’échange.

La co-création de l’action publique

En mettant en place des dispositifs et des aides élaborées en co-création avec les acteurs du territoire, l’action publique peut là encore parvenir à créer un climat favorable à l’émergence d’initiatives. Ce type d’approche peut par exemple être mise en place grâce à une gestion des ressources en biens communs, comme ce fut le cas pour la rivière. La gouvernance, qui se veut participative, permet aussi d’impliquer et de légitimer des acteurs qui n’ont pas l’habitude d’échanger avec les acteurs dominants. Cela est d’autant plus important que les pionniers sont souvent en marge de la société, et qu’une reconnaissance les encourage à aller de l’avant. Ce fut le cas pour l’agriculture biologique dans la Biovallée. Néanmoins, pour parvenir à une construction commune, il faut faire converger les intérêts de chacun autour d’un récit mobilisateur. En effet, « l’action publique est vouée à l’échec aussi longtemps qu’elle néglige de tenir compte de ce ciment qui “fait” la communauté » (De Schutter et al., 2016). L’identité de la communauté doit partir de normes sociales largement admises. Toutefois, certaines valeurs favorisant un basculement des normes sociales en faveur de la transition peuvent être mises en avant par l’action publique. Dans le cas de la Biovallée, les contrats de rivière et les pionniers de l’agriculture biologique ont favorisé l’émergence d’un récit fondateur de l’identité de la communauté.

LES LIMITES

Une pauvreté relative de la population, mais pas déterminante

Une des limites qui pourrait être soulevée est la relative pauvreté de la population sur le territoire. Pourtant, cette limite n’est pas forcé-ment déterminante vis-à-vis de l’efficacité de la stratégie. En 2007, la moyenne des revenus d’un ménage était de 19 817 euros, soit 4 % inférieure au revenu moyen des zones rurales françaises présentant des caractéristiques similaires (De Schutter et al., 2016). De plus, 52 % des ménages présentaient des revenus en-dessous du seuil d’imposition en 2006, alors qu’ils étaient de l’ordre de 43 % pour la Région Rhône-Alpes. Ces mauvais résultats peuvent en partie s’expliquer par la part importante de retraités au revenu modeste. Le département limitrophe, l’Ardèche, présente une situation similaire. Par ailleurs, une pauvreté déterminée par le niveau de revenu des ménages ne prend pas en compte le coût de la vie, ni le bien-être potentiel qu’offre la région. La forte présence de l’ESS, le développement de l’accès à une nourriture de qualité et l’environnement sain laissent penser que ces atouts contrebalancent probablement les différences de revenus.

Une population pas entièrement concernée

Une des préoccupations des porteurs de la Biovallée est d’élargir le cercle des adhérents et sympathisants. Bien qu’en nombre très important par rapport à la moyenne nationale, les initiatives sociétales restent minoritaires sur le territoire. Dans un souci d’accessibilité, les objectifs de la Biovallée avaient déjà été réfléchis avec une vision à court terme, afin de les rendre pragmatiques et parlants. Mais cela n’a pas été suffisant. À ce jour, un des enjeux majeurs porte sur la communication. Bien que la Biovallée soit connue en France, ce n’est pas le cas en son sein même. Il n’est en effet pas rare de croiser des drômois qui n’ont jamais entendu parler du projet. Ce déficit de communication peut s’expliquer par la méfiance initiale des porteurs de projets à voir les collectivités faire des opérations de communication. Craignant le greenwashing [1] , ces derniers ont poussé les autorités publiques à concentrer le budget sur des actions concrètes. Au-delà de ce manque de mobilisation, la Biovallée fait face à un problème plus grave, qui est la réticence, voire l’hostilité, de certaines populations envers ses valeurs. Avec l’affichage d’un territoire de développement durable, certains craignent l’arrivée déferlante de « bobos ». Ainsi, la ville de Crest et trois autres petites communes, qui ont quitté la communauté de communes du Val de Drôme en 1993 suite à la mise en place de sa politique en faveur de l’agriculture biologique. Les trois petites communes ont formé la communauté de communes du Crestois, qui a tout de même fini par rejoindre le projet Biovallée dans les années 2000. Crest, en revanche, a mis davantage de temps à prendre part à l’initiative. Cet exemple est néanmoins encouragent, car il va dans le sens d’une évolution des normes sociales en faveur de la critique sociale. La seconde catégorie de population qui peut se montrer hostile concerne les personnes qui viennent rechercher la tranquillité de la région. C’est le cas des retraités et des habitants en résidence secondaire, qui représentent respectivement 16 % des nouveaux arrivants et un logement sur cinq sur le territoire. Cela peut avoir pour effet de ralentir certaine initiatives, comme par exemple la tentative d’implantation de quelques éoliennes à la fin des années 1990. Dans ce cas, la réticence des habitants avait été soutenue par certains conseils locaux. Mais, comme le projet était porté par une personne privée, on peut se demander s’il n’aurait pas été mieux accueilli en ayant été construit de manière collaborative. Par conséquent, les efforts investis pour communiquer et rassembler autour de Biovallée sont prometteurs quant à la durabilité du projet.

Besoin d’un financement commun pour fédérer

Bien que l’Association indépendante Biovallée ait été créée pour poursuivre la dynamique impulsée par la procédure GPRA, l’arrêt des financements a affaibli la volonté des collectivités locales de collaborer. La tension politique qui s’accentue entre écologistes et acteurs dominants historiques joue un rôle considérable dans cet affaiblissement. En effet, l’influence des défenseurs d’une écologie plus radicale, dans le sens où elle rejette la modernisation, est devenue de plus en plus importante du fait que la majorité des porteurs des projets Biovallée sont imprégnés de cette idéologie. En ce sens, la Biovallée met en évidence le caractère profondément politique de la transition écologique, réfutant le processus plutôt consensuel constaté aux débuts. Néanmoins, cette transition ne se réduit pas à l’opposition de deux visions qui, pour l’agriculture, correspondraient aux modèles productiviste et paysan. Lamine et ses collègues suggèrent dans leur rapport que « des processus plus complexes et itératifs de critique sociale, de redéfinition des arguments, des pro-grammes et des rapports de pouvoir produisent des processus de “re-différenciation” » (Lamine et al., 2009). En effet, les confrontations entre acteurs permettent d’assimiler la controverse, de la redéfinir et de la traduire en changements de pratiques. C’est ce phénomène qui a permis à la Biovallée d’avancer plus vite que les autres départements dans son processus de transition. Face aux conflits actuels, les membres de l’association Biovallée restent donc confiants quant à la pérennité du projet, puisque la critique est nécessaire à l’avancement de la réflexion. Pour autant, comme il est vrai qu’un programme alloué par un niveau de gouvernance supérieur contribue à mieux fédérer les gouvernances locales, l’association postule à l’heure actuelle à de nouveaux programmes régionaux.

Besoin du constat d’une non-compétitivité sur le marché traditionnel ?

En Europe, la Biovallée n’est pas seule à se présenter comme un territoire exemplaire en termes de développement durable. La Bioregion Mühlviertel en Autriche et le Bio-distretto Cilento en Italie affichent le même objectif, et l’ont eux aussi initié avec le développement de l’agriculture biologique. L’analyse croisée de ces régions (Stotten et al., 2017) a reconnu que, dans les trois cas, une telle stratégie contribuait au développement de chaînes d’approvisionnement innovantes, à l’augmentation de la visibilité de la région et à l’étendue des fondements de la transition à d’autres secteurs. Cependant, l’analyse de leur contexte initial montre également que l’implémentation d’une telle politique découlait, certes, de la présence de « pionniers » de la transition, mais aussi d’une prise de conscience rapide de la population concernant les limites de la modernisation de l’agriculture sur son territoire (en raison de la pauvreté des sols ou du relief). L’agriculture biologique et la transition écologique se sont présentées pour les trois territoires comme une solution pour faire rayonner la région et la sortir d’un processus de marginalisation. On peut donc se poser la question de savoir si, dans le cas des territoires ruraux, le constat de l’impossibilité d’avoir une agriculture conventionnelle compétitive est indispensable à la construction d’un objectif de durabilité.

CONCLUSION

Dans l’exemple présenté, la coordination fructueuse de l’action publique locale, visant à faire du territoire un exemple de durabilité, met en évidence le rôle de « facilitateur » que peut jouer l’État. Alors que la conception d’un État dirigiste néglige d’envisager ce rôle, cet exemple montre bien que l’État peut avoir une influence déterminante dans la création d’un climat favorable au déploiement de l’action collective, portée à la fois par le monde de l’entreprise et par la société civile. C’est probablement cette négligence qui freine notre société dans son développement en direction d’une transition écologique, alors que l’urgente nécessité de cette dernière se fait sentir et que les initiatives foisonnent. Quant à la reproductibilité d’une telle stratégie rurale, le contexte initial d’émergence de la Biovallée pourrait bien nous en donner les limites. Le projet a vu le jour grâce à trois composantes, sa population pionnière dans la transition, sa terre aux sols pauvres obligeant à une agriculture alternative et son esprit de collaboration intercommunale fort.

Auteur : Philippine De Lattre


[1C’est-à-dire l’orientation des actions marketing et de la communication vers un positionnement écologique uniquement afin de « blanchir » son image.