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Recherches

Circuits courts alimentaires, dynamiques relationnelles et lutte contre l’exclusion en agriculture

Short food supply chains, relational dynamics and struggle against exclusion in agriculture
Yuna Chiffoleau
p. 88-101

Résumés

Les circuits courts alimentaires, sujet d’actualité, sont parfois idéalisés alors que leur capacité à réduire les inégalités reste à approfondir. À partir des apports de la sociologie économique, l’article cherche à montrer en quoi et comment ces circuits, en tant que marchés valorisant les liens sociaux, peuvent permettre d’intégrer des positions sociales marginalisées en agriculture, identifiées à partir d’un travail préalable de bibliographie et d’enquêtes. Basée sur une analyse longitudinale des relations sociales et des récits de vie, la recherche fait émerger trois types de dynamiques relationnelles facilitant l’intégration d’exclus. La contribution illustre les circuits courts considérés comme des outils au service d’un développement social durable.

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Texte intégral

  • 1 À partir d’un groupe de travail formé par le ministère de l’Agriculture et de la Pêche.

1Les circuits courts alimentaires, rapprochant producteurs et consommateurs, forment depuis quelques années un sujet marquant de l’actualité dans les pays industrialisés, en France en particulier (Maréchal, 2008). Au côté des traditionnels marchés et ventes à la ferme, inscrits dans l’histoire de l’agriculture et des régions, se multiplient en effet de nouveaux modes de distribution, telles que les AMAP (Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne), très médiatisées. Phénomène de mode pour certains, ils motivent néanmoins de plus en plus de producteurs et de consommateurs et reçoivent aujourd’hui le soutien des politiques publiques, à travers de nouveaux dispositifs visant à favoriser leur développement. La recherche française, qui s’était intéressée depuis les années 1980 à la notion de vente directe du producteur au consommateur (Perrier-Cornet, Capt, 1995), fait désormais face à de nouvelles questions : d’une part parce que l’État, en définissant en 2009 les circuits courts comme des formes de vente mobilisant de 0 à 1 intermédiaire entre producteur et consommateur1, a permis l’entrée de nouveaux acteurs dans ce champ, notamment des collectivités qui cherchent à organiser la rencontre entre offre et demande ; d’autre part parce qu’ainsi élargis, les circuits courts s’ancrent dans les territoires et présentent de nouveaux enjeux (Traversac, 2011). Cette extension du phénomène est aussi étudiée dans les pays anglo-saxons où les travaux tendent toutefois parfois à idéaliser ces modes de distribution qualifiés d’emblée d’« alternatifs » (Holloway et al., 2007), les dotant a priori de nombreuses vertus, en particulier de dénoncer les limites du modèle agro-industriel : celles d’un secteur proposant en masse des produits standardisés et homogènes, structuré par des filières longues éloignant toujours davantage producteur et consommateur (Rastoin, Ghersi, 2010). Certaines dimensions restent toutefois à approfondir, notamment la capacité de ces circuits à réduire les inégalités économiques et sociales, tant au niveau des producteurs que des consommateurs (Deverre, Lamine, 2010). Sur la base d’une revue bibliographique et d’enquêtes sur la précarité en agriculture et sur les circuits courts, nous voulons alors montrer en quoi et comment ces circuits peuvent permettre de lutter contre l’exclusion de certains acteurs de la production agricole, fragilisés économiquement et socialement.

2Dans une première partie, nous proposons de cadrer notre travail en présentant les apports de la sociologie économique à l’étude de l’exclusion puis de l’intégration par les marchés. En liant les comportements des agents économiques à leur inscription dans des réseaux sociaux, la sociologie économique permet en effet de dépasser la définition statistique ou politique des « exclus » comme une catégorie sociale définie a priori. Elle permet aussi de repenser la lutte contre l’exclusion à travers la mobilisation des réseaux sociaux structurant ces marchés. Dans une seconde partie, nous montrons les résultats issus d’une telle perspective, à partir d’une synthèse bibliographique et de premières enquêtes sur la précarité puis d’un travail spécifique sur les circuits courts. Nous proposons trois grands types de dynamiques relationnelles sous-tendant l’intégration de positions sociales marginalisées. Nous voulons montrer ainsi que ce n’est pas le marché en soi qui permet l’intégration mais les interactions spécifiques que peuvent offrir les circuits courts. Cette analyse présente des enjeux à la fois scientifiques et politiques que nous abordons en conclusion.

Les apports de la sociologie économique à l’étude de l’intégration par les marchés

L’exclusion repensée comme une perte ou un manque de liens sociaux

3L’exclusion est généralement considérée comme une mise à l’écart du monde du travail et appréhendée au sein d’une société à travers le taux de chômage ou le nombre d’allocataires des minima sociaux (Barbier, 2005). Les exclus deviennent alors une catégorie sociale définie a priori par des variables économiques et souvent stigmatisée (Paugam, 2001). Dépasser cette approche structurelle suppose de s’intéresser plus finement aux relations des individus avec le reste de la société pour penser l’exclusion comme une position relative, dans la lignée des analyses de Simmel sur la pauvreté au début du 20e siècle : le « pauvre » est celui qui est rejeté par les autres, parce qu’étranger ou déviant dans une société donnée, et non un individu défini au départ (Simmel, 1908). L’exclusion est alors conçue comme relevant d’un processus pouvant toucher n’importe qui, lié à des ruptures de liens sociaux à même de renforcer le manque ou la perte de capital économique (Karsz, 2004). On rejoint ici le point de vue de Bourdieu rendant compte des inégalités sociales en termes de capital économique mais aussi de « capital social », à savoir de relations sociales à même de procurer des ressources, l’absence de l’un étant souvent liée à l’absence de l’autre, la renforçant et inversement (Bourdieu, 1980). Cette approche s’inscrit ainsi dans le projet fondateur de la sociologie économique en ce sens qu’elle explique le comportement des agents, en particulier dans la sphère économique, par leur « position sociale », formée par leur inscription dans les réseaux sociaux (Steiner, 2010).

4Plusieurs auteurs en sociologie, critiques à l’égard du terme d’exclusion très utilisé dans les années 1990, ont précisément aidé à penser les situations sociales et/ou économiques « difficiles » comme liées à des ruptures ou manques de liens sociaux. Avant de présenter leurs approches, il est intéressant de retracer l’histoire des notions utilisées en France pour désigner de telles situations dans les discours et la recherche. La notion de « précarité » émerge comme une catégorie nouvelle du discours politique et administratif dans les années 1970 (Barbier, op. cit.). Les recherches sociologiques traitant de la précarité l’abordent alors au niveau de la famille et l’associent à des situations de pauvreté économique. La notion est ensuite le plus souvent associée à la précarité de l’emploi, en lien avec le développement de la flexibilité du travail. Elle reste toutefois couramment liée à la pauvreté et appréhendée à travers des indicateurs économiques, tel que le seuil de pauvreté. Au début des années 90, le langage journalistique et politique étend la notion de « précarisation » à la société dans son ensemble, tandis que l’« exclusion » s’impose comme nouvelle catégorie sociale et politique, tout en étant d’emblée très polysémique. Des analystes cherchent alors à se détacher de ce terme à la fois flou et stigmatisant. Paugam (1991) parle ainsi de « disqualification », en tant que processus de désintégration sociale lié à l’affaiblissement des liens des individus avec l’emploi, qui rend les individus fragiles au sens à la fois économique et social. Ces derniers sont fragilisés dans leur rapport au travail, dans leurs liens sociaux et deviennent des individus à risques. Ces fragiles sont des précaires qui peuvent « tomber » dans l’assistanat, puis dans la marginalité. Un autre point de vue est développé par de Gaulejac et Taboada-Leonetti (1994) qui centrent leur analyse sur les destins individuels, à travers des récits de vie. Les auteurs rendent alors compte de vies brisées par des premières ruptures, suivies d’autres, amenant à un décrochage, à un renoncement, puis à la déchéance. La « désinsertion », terme préféré par ces auteurs à celui d’exclusion, peut arriver à n’importe qui, il n’y a pas de marquage social préalable. Pour ces auteurs, la désinsertion est aussi la perte du lien identitaire : on ne sait plus qui on est, on est « out », pour reprendre l’expression de Touraine (1997). Une autre approche encore est celle de Castel (1991) qui parle de « désaffiliation » pour faire référence à la perte du lien sociétal, à « l’absence d’inscription du sujet dans des structures qui portent un sens ». Castel rejoint néanmoins Paugam en montrant comment la désaffiliation est très liée à la précarisation de l’emploi.

5Quels que soient le point de vue et l’angle d’approche adoptés, pour ces analystes, l’exclusion n’est donc pas un état en soi mais un processus lié à la rupture de liens sociaux ou à l’impossibilité d’en construire, avec trois types de sphères : le monde du travail, la sphère de l’intime, la société et ses institutions. En ce sens, l’analyse rejoint les fondements de la sociologie économique en référant la situation des agents économiques à leur inscription dans les réseaux sociaux.

Les réseaux fondant les marchés comme vecteurs d’intégration

6Les circuits courts alimentaires ne sont pas nouveaux en soi, même si de nouvelles formes apparaissent et de nouveaux acteurs interviennent, mais la mise en valeur aujourd’hui, en France comme dans les pays anglo-saxons, du « lien social » qui s’exerce et serait renforcé dans ce type de marché (Sage, 2003 ; Amemiya, 2011), en fait un objet privilégié de la sociologie économique : selon ce courant né à la fin du 19e siècle et renouvelé dans les années 80, les marchés se comprennent comme des constructions sociales structurées par des réseaux sociaux (White, 2002). De fait, au delà de la définition en termes de nombre d’intermédiaire donnée en 2009, les circuits courts sont présentés par l’État comme « une réponse à une exigence sans cesse grandissante de produits de terroir, de tradition, d’authenticité restaurant le lien social entre consommateur et producteur (…) »2. Le « lien social » est donc placé au cœur de ces marchés, surtout pour les circuits qui se sont créés ou renouvelés depuis le début des années 2000, tels que les AMAP, les marchés paysans ou les boutiques de producteurs. L’accent reste toutefois principalement mis sur les liens entre producteur et consommateur alors qu’une diversité de liens est à l’œuvre, impliquant notamment de nouvelles relations entre producteurs (Chiffoleau, 2009) mais aussi avec les collectivités ou des acteurs économiques des territoires (Traversac, op. cit.).

7Même si ce n’est pas réservé à ces circuits ni forcément nouveau, la plupart des analyses convergent donc pour mettre en avant les liens sociaux dans le fonctionnement et la dynamique de ces marchés. Or, pour les auteurs inscrits dans le projet de la sociologie économique, ce sont les liens sociaux qui font fonctionner les marchés et expliquent les performances économiques et non l’inverse : depuis que Granovetter a montré la « force des liens faibles » dans la capacité des cols-blancs américains à trouver un emploi et donc à dégager un salaire (1973), les travaux se sont multipliés pour rendre compte du rôle du capital social dans la création de capital économique. Notre analyse veut s’inscrire dans cette perspective tout en rejoignant la proposition de Grossetti pour aborder les mécanismes sociaux au cœur de l’activité économique : par le recueil d’histoires individuelles, celui-ci s’intéresse aux trajectoires, entendues comme un processus de construction/perpétuation/dissolution de liens de tous ordres entre un acteur et différentes entités collectives (Grossetti, 2004). Il explique ainsi notamment la création d’entreprises innovantes (Grossetti, 2008) : différentes relations jouent à différents moments, apportant chacune une ressource sociale spécifique (information, confiance…), et la séquence d’interactions forme une « dynamique relationnelle » qui peut être modélisée.

8Dans cette perspective, le seul accès aux marchés ou au capital économique par les exclus ne garantit en rien leur intégration. Permettre l’accès aux marchés pour les petits producteurs motive pourtant un grand nombre de projets, marchands ou de développement, au Nord comme au Sud (Fida, 2003) : le commerce équitable et le micro-crédit en sont les figures les plus emblématiques. Cette tendance peut s’interpréter au regard de l’évolution du cadre d’analyse et d’action du développement durable, impulsée par les travaux de Sen (Vivien, 2005) : la pauvreté et par extension, l’exclusion, sont appréhendées comme des variables multidimensionnelles, liées à la privation des libertés élémentaires, relevant aussi bien de la vie économique, sociale ou politique (Sen, 1992). La lutte contre l’exclusion repose alors sur le développement des capacités des individus fragilisés, à savoir de leur liberté de fonctionner, ce qui suppose une société fondée sur l’égalité. Si Sen met en avant trois institutions jouant un rôle clé en ce sens, démocratie, marché et État, le marché fait l’objet d’une attention particulière tout en restant appréhendé de façon très proche de la vision portée par l’économie libérale standard. Ceci conduit certains analystes à dénoncer une approche trop libérale ou à montrer que, sans remise en cause du fonctionnement libéral du marché, la question des inégalités ne peut être durablement résolue (Prévost, 2009), ce qui appelle à repenser les marchés sous l’angle de la sociologie économique c’est à dire à mettre en avant le rôle des liens sociaux qui les fondent et les font fonctionner (Chiffoleau, Prévost, 2010).

9Ces réserves n’empêchent pas la multiplication des solutions marchandes dans la lutte contre l’exclusion, qui se révèlent pourtant souvent inefficaces quand elles ne relèvent que de mesures techniques. Ferrary montre par exemple en quoi donner le RMI à un exclu peut constituer une trappe à l’inactivité et renforcer l’exclusion. Il y oppose alors la micro-finance, en montrant toutefois que ce n’est pas tant l’accès au capital économique qui permet à des RMIstes de s’intégrer que le capital social que peuvent offrir les dispositifs associés au micro-crédit dans certains cas (Ferrary, 2006). À travers le lien avec un accompagnateur qui lui ouvre de nouveaux réseaux, l’exclu retrouve la confiance en lui, se resocialise, rencontre ses futurs pairs, des anciens créateurs d’entreprise, apprend à s’intégrer. D’autres travaux rejoignent un tel diagnostic en montrant le rôle du territoire et des associations qui le composent dans l’offre de nouvelles ressources, en particulier de ressources sociales, actives pour la solidarité (Epagneul, Mathieu, 2000). Nous proposons ici d’approfondir cette approche à partir d’une synthèse de nos recherches bibliographiques et enquêtes sur la précarité en agriculture, puis à travers les résultats de nos enquêtes sur les trajectoires d’exclus engagés dans les circuits courts.

Cibles et mécanismes de l’intégration par les circuits courts alimentaires

Des catégories aux positions sociales exclues en milieu agricole

10Peu de travaux ont cherché à rendre compte de la nature et des facteurs de l’exclusion économique ou sociale en milieu agricole en France, peut-être parce que « la pauvreté agricole constitue un type de pauvreté particulier : laborieuse, elle est moins visible. (...) Moins sévère, avec moins de très pauvres, elle n’est pas dangereuse pour l’ordre social. » (Jégouzo et al., 1998). Sollicitée par la profession agricole elle-même préoccupée par un phénomène selon elle en augmentation, nous avons mené en 2005 des recherches bibliographiques et enquêtes de terrain pour mieux comprendre les processus en jeu, tant dans l’exclusion que dans les possibilités de réintégration, à travers la dynamique des liens sociaux en particulier (Chiffoleau, 2006). En chiffres, en effet, en se limitant d’abord aux seules variables économiques, le constat est sévère au début des années 2000 : 22 % des producteurs vivent en dessous du seuil de pauvreté, 40 % des ménages agricoles dégagent un revenu inférieur au SMIC (Blanc, Perrier-Cornet, 2001), et si l’on dénombre peu de RMIstes en milieu agricole, il est observé que beaucoup d’exploitations survivent au prix de conditions de vie très difficiles (Olm, Simon, 2001). De plus, l’exclusion est aussi sociale, si l’on considère l’importance du mal-être et de l’isolement social observés par les experts et un taux de suicide supérieur aux autres catégories socioprofessionnelles (Guimet, 2004). Une partie de la profession agricole est donc exclue à la fois économiquement et socialement, par rapport au reste de la société mais aussi par rapport à ses pairs, de par la différence de revenus et la rupture de lien social.

11Qui sont ces exclus au sein du monde agicole ? Deux approches complémentaires amènent à distinguer plusieurs catégories d’acteurs concernées. D’un côté, l’analyse de l’insertion de l’agriculture française dans la croissance des économies industrielles et de services (Mounier, 1992) montre comment l’intégration au marché, l’adoption inégale des techniques productivistes et la baisse des prix agricoles entraînent une paupérisation, l’apparition de travailleurs pauvres et l’exode d’actifs agricoles (Jégouzo et al., op. cit.). Elle montre aussi en quoi cette pauvreté d’ajustement sectoriel est associée à d’autres évolutions qui semblent amplifier l’exclusion de certains des acteurs du milieu agricole en particulier : le développement d’oligopoles dans la grande distribution et l’agro-industrie, notamment, limite les capacités des « petits producteurs » à maîtriser leur propre développement ; dans le même temps, les règles de distribution des aides agricoles ont tendance à pénaliser ces mêmes petits producteurs, en particulier dans certaines filières. L’étude des situations individuelles complète cette analyse macro et ciblée sur les facteurs liés au contexte en montrant que l’exclusion est également un phénomène interne à la profession agricole : l’exclusion des exploitants « non professionnels », « trop petits en surface », s’enracine dans la modernisation de l’agriculture (Rémy, 1987) et reste vive dans les années 90 et 2000 alors que le milieu agricole, qui ne peut assurer son renouvellement et du fait des interactions croissantes ville-campagne, se diversifie, notamment en servant de refuge aux populations urbaines précaires (Fabre, Laurent, 1998). Témoignages et récits de vie mettent ainsi en avant la marginalisation, au sein de la profession agricole, des projets considérés comme « alternatifs », tels que l’agriculture biologique ou les circuits courts, souvent portés par ces nouveaux venus, non issus du milieu agricole ou en situation de précarité (Pagès, 2005), souvent traités de façon inégale dans le territoire (Perrier-Cornet et al., 1997) alors même que la standardisation du métier et des produits devient un facteur de perte d’identité (Porcher, 2003). Les crises des marchés qui s’accumulent à cette période accentuent les clivages, la solution résidant pour certains dans la « professionnalisation », souvent synonyme d’exclusion des pluriactifs, comme l’avaient montré par exemple des travaux que nous avions menés à la fin des années 90 sur le secteur coopératif viticole et les installations hors cadre familial en Languedoc-Roussillon (Chiffoleau, 2001). Toutefois, ces crises fragilisent aussi une autre catégorie d’acteurs, moins souvent évoquée, celle formée par les exploitations de taille moyenne, positionnées sur des produits génériques : le repli sur soi est alors à la fois lié à des difficultés économiques et à la honte d’avoir échoué, comme en témoignent les récits de vie que nous avons recueillis en 2005 en Languedoc viticole auprès d’acteurs en difficulté économique et/ou sociale (Dardé, 2005). Des parcours semblables ont d’ailleurs également été identifiés en Rhône-Alpes (Pichard, 2007). Un autre type d’exclusion classique interne au milieu agricole est celui envers les femmes, conjointes d’exploitants travaillant souvent sans statut (Barthez, 2005), salariées agricoles ou pluriactives qui ont fui la précarité de leur vie en ville et gardent un rapport instable à l’emploi (Berthod-Wurmser et al., 2009). Cette exclusion reste également vive dans les années 90 et 2000, en milieu viticole notamment comme le montrent aussi nos enquêtes, alors que de plus en plus de femmes s’installent en tant que chef d’exploitation.

12L’exclusion, économique mais aussi sociale, touche donc historiquement la profession agricole dans son ensemble mais certaines catégories d’acteurs plus particulièrement les « petits producteurs », les pluriactifs, les femmes, les producteurs de produits génériques dans des filières en crise, les nouveaux venus… Toutefois, au delà de ces catégories parfois difficiles à cerner, il s’agit avant tout d’acteurs qui ont rompu ou ne peuvent construire des liens avec leurs pairs, les institutions liées au secteur agricole ou le reste de la société, et souvent se replient sur eux-mêmes : en ce sens, dans la perspective de la sociologie économique et selon les termes présentés précédemment, ils forment des positions sociales disqualifiées, désaffiliées, désinsérées. Déjà mis en avant dans les années 80, ce phénomène a été accentué par les crises agricoles à répétition des années 90 et 2000. Nous allons montrer toutefois en quoi la mise en valeur des circuits courts depuis quelques années et l’élargissement de leur périmètre génèrent des opportunités pour ces positions sociales fragilisées.

Trois trajectoires d’intégration par les circuits courts alimentaires

  • 3 L’analyse longitudinale inclut un suivi de l’évolution des relations des individus, à travers des e (...)

13Les résultats présentés ici proviennent d’une analyse longitudinale de réseaux sociaux (Degenne, Forsé, 1994) menée depuis fin 20053 en Languedoc-Roussillon, à la fois au niveau de circuits courts collectifs (marchés, boutiques de producteurs, AMAP et paniers) et d’acteurs amenés à participer à ces circuits, aux trajectoires approfondies à travers des récits de vie. Nous nous sommes particulièrement intéressés à suivre les dynamiques relationnelles d’acteurs relevant de positions sociales marginalisées en milieu agricole, identifiées au cours des enquêtes menées précédemment et à l’aide des organismes concernés. Les hypothèses ont pu être testées dans d’autres régions (Rhône-Alpes, Bretagne, Nord-Pas-de-Calais) à travers l’encadrement de travaux plus ponctuels, la rencontre de personnes en difficulté et la discussion avec des personnes chargées de leur accompagnement. À partir d’une cinquantaine d’études de cas combinant analyse longitudinale des liens et récit de vie, nous avons pu dégager trois grands types de trajectoires liées à l’engagement dans des circuits courts et permettant à des acteurs, initialement en position exclue, une intégration à la fois sociale et professionnelle ou tout au moins, une dynamique en ce sens. Chacune met en avant une dynamique relationnelle spécifique, basée sur la construction ou reconstruction de liens qui permettent une reconnexion avec l’une des sphères avec laquelle rupture ou manque de relations est source de difficultés, dans la perspective présentée ci-dessus des travaux cherchant à dépasser la notion d’exclusion : de nouveaux liens avec les consommateurs reconnectent certains individus à la sphère de l’intime et à ce titre, leur donnent les moyens de « se réinsérer », la relation d’observation par les pairs offre à d’autres la possibilité de renouver avec le monde du travail et ainsi, de « se requalifier », enfin la collaboration avec une collectivité donne à certains l’opportunité de « se réaffilier ». L’analyse montre toutefois que quelle que soit la trajectoire, la requalification est essentielle pour les acteurs pour ressentir une intégration.

La réinsertion à travers le lien de reconnaissance et de réconfort avec les consommateurs

  • 4 Ce phénomène est parfois évoqué ou sous-tendu dans des travaux se référant aux années 70-80 et abor (...)

14Cette trajectoire est la plus couramment observée dans notre échantillon, représentant environ la moitié des cas étudiés, avec des évolutions plus ou moins abouties. Elle illustre ce qui est mis en avant par de nombreux analystes actuels des circuits courts, attentifs au renforcement du lien producteur/consommateur. D’après des enquêtes que nous avons menées auprès de pionniers des circuits courts pour mieux comprendre l’histoire de ces marchés, elle témoigne aussi d’un phénomène plus ancien, relatif aux années 1970-80 : pour des producteurs exclus par leurs collègues à l’heure d’une modernisation qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas suivre au profit de projets « différents » (agriculture biologique, tourisme rural…), le soutien des consommateurs est alors plus qu’économique, il permet une reconnaissance sociale et du métier4. Il est intéressant de noter que, aussi bien dans les années 1970-80 qu’aujourd’hui, cette trajectoire est représentée d’une part par des acteurs issus du milieu agricole mais en rupture par rapport aux pratiques de leurs pairs, d’autre part par des nouveaux venus (Capt, 1997). Nos travaux montrent qu’elle inclut aujourd’hui notamment des anciens viticulteurs précarisés par la crise des vins génériques et reconvertis au maraîchage ou petit élevage fermier.

  • 5 Les textes cités ici entre guillemets et en italiques proviennent d’extraits de discours recueillis (...)

15Illustrons avec un des « exclus » enquêtés ce premier type de trajectoire : Raymond est issu du milieu agricole mais a fait un assez long détour par d’autres métiers avant de s’installer sur des terres « dont personne ne voulait » 5, pour élever des animaux rustiques en plein air intégral. En cohérence avec les valeurs qu’il porte, son choix porte sur des races originales, impossibles à vendre dans les circuits longs habitués à des conformations standards. Il vend alors sa viande par bouche-à-oreille mais les premières années sont « plus que difficiles ». La fragilisation est économique, tout d’abord, car il ne dégage pas de revenu. L’exclusion est aussi sociale car il est aussitôt marginalisé par les éleveurs locaux, l’accusant de « faire souffrir ses animaux en les laissant dehors tout l’hiver ». Les représailles vont, selon lui, jusqu’à l’empoisonnement de ses chiens et il en vient à douter de ses choix, se repliant alors d’autant plus sur lui-même que les organismes agricoles ne le soutiennent pas non plus : il ressent un profond sentiment d’injustice au travail qui l’amène à s’auto-exclure davantage encore (Dubet, 2006). Au milieu des années 2000, une relation change la donne : le lien avec des consommateurs se revendiquant « défenseurs du goût », sensibles à une viande qui a « le goût d’antan », qui l’ont repéré à travers leurs interactions avec certains de ses premiers clients. Les relations deviennent amicales avec certains consommateurs, auxquels il parle de ses problèmes et notamment de l’exclusion dont il se sent victime. Certains vont jusqu’à l’aider en achetant à l’avance sa production, dans l’esprit des AMAP. Renforcé économiquement, il l’est surtout socialement, parce que le lien avec ces consommateurs, au delà de reconnaître la qualité de ses produits, lui redonne, selon lui, la confiance en soi qu’il avait perdue. La disqualification par les pairs reste toutefois pour lui problématique, même s’il se sent « différent des conventionnels », si bien que ce lien aux consommateurs est aussi utilisé pour apprendre à expliquer ses façons de faire et construire l’argumentation nécessaire qu’il mobilise par la suite pour convaincre les autres producteurs de la validité de son système original. Aujourd’hui, dans un contexte de crise crispant les uns sur leur modèle initial, en poussant d’autres à chercher de nouvelles solutions, il a pu retisser des liens avec certains de ses voisins et finalement faire valoir ses compétences spécifiques.

16Cette trajectoire, où le lien avec le consommateur redonne identité et fierté, rejoint d’autres résultats d’enquêtes (Stassart, 2003). Toutefois, aux dires de nos enquêtés, ce lien ne suffit pas, notamment parce qu’il ne répond pas directement aux enjeux de reconnaissance professionnelle : celle-ci s’exerce dans le réseau de pairs dont l’accès est permis ici par la confiance en soi, l’insertion identitaire regagnées auprès de consommateurs devenus intimes. En ce sens, cette première trajectoire illustre une dynamique relationnelle où c’est d’abord le lien avec le consommateur qui fournit la ressource nécessaire à la réactivation de liens avec les collègues qui permettent finalement la reconnaissance professionnelle. Cette réactivation n’est toutefois pas évidente, beaucoup de cas enquêtés n’en sont ainsi qu’à la première étape, celle du réconfort auprès de leurs clients, mais la plupart cherchent à se rapprocher de leurs pairs. La deuxième trajectoire identifiée nous permet d’approfondir ce point.

La requalification à partir de l’observation par les pairs

17Cette trajectoire est la deuxième observée en termes d’importance dans l’échantillon (soit une vingtaine de cas), avec là aussi des dynamiques plus ou moins abouties. Elle concerne en majorité des femmes et des pluriactifs, fragilisés par le regard des agriculteurs « professionnels ». Le cas d’un marché de producteurs à Montpellier suivi de 2005 à 2009 permet de l’illustrer : mis en place depuis plus d’une dizaine d’années, ce marché réunit au départ des producteurs issus d’une même zone géographique et liés au même syndicat. Leur souci d’un marché à la gamme variée les amène toutefois à coopter de nouveaux membres, en dehors de leurs réseaux. C’est ainsi qu’est contactée Madeleine, qui élève des poules pondeuses, car le marché manque d’œufs. Madeleine est une femme seule avec enfants, qui avoue avoir « échoué sur un bout de terre qu’on avait dans la famille » après un parcours professionnel et personnel « parsemé de galères ». C’est son voisin qui lui a proposé de rejoindre le marché, alors qu’il ne lui avait jamais ou presque pas adressé la parole, « si ce n’est un bonjour poli de temps en temps ». Jusque-là, Madeleine, inscrite sur les listes d’attente de différents marchés, vendait ses oeufs ainsi que quelques légumes là où une place se libérait ainsi qu’aux parents des amis de ses enfants. RMIste avec des allocations de parent isolé, elle est cotisante solidaire, ne dégageant pas un revenu suffisant pour être reconnue comme exploitante, et vit dans un logement social. L’élevage de poules et sa petite activité de maraîchage ne lui posent pas trop de problèmes, elle a appris sur le tas et essaie de « se débrouiller ». Personne ne l’aide vraiment, selon elle parce que localement, le bout de terre où elle s’est installée était très convoité mais aussi parce qu’« une femme, en agriculture, c’est jamais bien vu ». Mais ce qui lui plaît, surtout, c’est d’avoir « un bel étal » pour la vente ; discrète, elle ne s’en fait pas moins remarquer par les autres sur le marché par la façon dont elle présente ses produits et les met en valeur : boîtes d’œuf décorées, légumes présentés dans de jolis paniers… « À passer du temps à faire des activités avec les enfants, ça donne des idées ! ». Avoir une place fixe dans le marché la rassure et lui permet également d’améliorer son contact avec la clientèle, « retour au temps où j’étais caissière en attendant mieux ! ». Apparemment, les autres producteurs ne savent pas faire aussi bien. C’est ainsi qu’un premier lien se noue au sein du marché, formé par un producteur qui vient discuter avec elle de sa façon de vendre, qu’il a d’abord observée. Aujourd’hui, Madeleine fait partie d’un petit groupe de producteurs du marché qui coopèrent, « dont mon voisin ! », pour échanger des produits et surtout des conseils, en matière de production mais aussi de vente. Cela a beaucoup aidé Madeleine à améliorer et développer sa production et elle compte bien accéder au statut d’exploitante plus tard.

18Cet exemple illustre comment le circuit court permet d’exposer un savoir-faire spécifique dans la maîtrise et l’efficacité d’un système d’activités multiples, supposant des innovations dans des domaines différents et demandant de nouvelles compétences (Maréchal, op. cit.). L’observation par les pairs entraîne de nouveaux liens qui permettent de rompre avec la disqualification, à savoir le manque de relations avec le monde du travail qui empêche la reconnaissance professionnelle, dont est par exemple marquée Madeleine au départ. D’autres cas observés dans l’échantillon témoignent de cette même dynamique relationnelle : la relation d’observation d’une compétence spécifique donne la considération suffisante de la part des pairs qui permet d’activer ensuite des relations de collaboration qui donnent à l’exclu les moyens d’améliorer ses capacités. Certains se sont ainsi distingués par leur maîtrise de l’anglais ou bien encore par l’offre de services tels que les petits-déjeuners les jours de marché et sont aujourd’hui intégrés dans des réseaux de coopération technique. Cela suppose toutefois que le système de vente les intègre un minimum au départ et leur permette de rendre visibles des compétences dont ils doivent avoir la conscience et la maîtrise, ce qui explique que certains producteurs enquêtés en sont encore au début de la dynamique ; nous les classons néanmoins dans cette trajectoire dans la mesure où ils témoignent d’une recherche d’intégration avant tout à travers l’échange de ressources avec d’autres producteurs (participation aux réseaux d’entraide mis en place par les associations d’insertion…).

La réaffiliation par la collaboration avec une collectivité

  • 6 Notamment à travers le film « Nos enfants nous accuseront » de Jean-Paul Jaud (2005).

19Plus rarement observée dans notre échantillon (5 cas), cette trajectoire témoigne aussi de l’évolution actuelle des circuits courts et du rôle que peuvent jouer des intermédiaires tels que les collectivités en particulier. Pour mieux comprendre la dynamique relationnelle associée, prenons l’exemple de Martin, non issu du milieu agricole, installé en milieu rural par « projet de vie » au début des années 2000, son licenciement économique l’ayant aidé à prendre une décision dont il discutait avec sa femme depuis un moment. S’intégrer localement et au sein du groupe professionnel n’est pas simple, ils ont choisi de faire de l’agriculture biologique, en combinant l’élevage de quelques animaux pour la viande et un peu de maraîchage, mais sont considérés comme des « amateurs » par leurs voisins producteurs. Sa femme a trouvé un travail d’assistante à l’école du village, ce qui « permet de survivre » mais ils restent des « nouveaux venus » et ont du mal à vendre leurs produits. En 2008, la femme de Martin entend dire que la mairie a décidé d’introduire des produits biologiques et locaux à la cantine de l’école, à l’instar de nombreuses autres collectivités sensibles au Grenelle de l’environnement ou à la médiatisation de l’exemple de Barjac6. Ce projet leur plaît, ils ont des enfants encore jeunes et « le bio, le local, ça faisait partie de nos valeurs, on se serait pas installés sinon ». Martin est le premier à proposer ses produits, les autres producteurs du village sont alors sceptiques envers ce « marché à la mode » représentant de faibles volumes, peu rémunérateur et difficile à gérer. Martin montre pourtant sa capacité à valoriser d’un côté les bas morceaux de ses animaux à des prix certes peu élevés mais d’une façon régulière qui lui donne un revenu minimum et de l’autre les morceaux de choix à des restaurateurs locaux ou des particuliers. La mairie communique sur son exemple pour motiver d’autres producteurs à rejoindre le projet et ce lien avec l’institution locale, avec le territoire et indirectement, avec un « projet de société », au delà de lui donner davantage de stabilité économique, donne enfin du sens à des choix et des pratiques qu’il n’a jamais su faire reconnaître auprès de ses collègues. Aujourd’hui, en plus de faire partie d’un groupe de producteurs répartis sur plusieurs communes pour livrer les cantines locales, il s’est rapproché de certains de ses voisins non bio mais intéressés par sa capacité à gérer une gamme large de produits à travers différents circuits.

20Ici, la dynamique relationnelle est la suivante : c’est d’abord le lien sociétal retrouvé à travers le lien avec la collectivité qui donne la visibilité et la crédibilité nécessaires à une intégration dans le groupe professionnel qui permet ensuite la requalification. D’autres cas enquêtés, ex ou actuels pluriactifs, ont pu tisser ce lien avec les collectivités en proposant d’appuyer la mise en place de jardins partagés, forts d’une expérience de jardinier accumulée lors de leur précédente activité mais aussi de leur capacité à discuter agriculture avec des habitants néophytes. Toutefois, pour eux aussi, la connexion avec les pairs est en cours ou souhaitée.

21Ces trois trajectoires rendent donc compte de trois types de dynamiques relationnelles qui permettent à des positions sociales initialement marginalisées en milieu agricole de se réintégrer ou d’aller en ce sens, en se reconnectant à la sphère de l’intime, du travail ou des institutions. Illustrées à travers trois histoires individuelles, elles témoignent de tendances identifiées en Languedoc-Roussillon et confirmées dans d’autres régions. S’il ne s’agit pas de penser ces dynamiques comme générales ou exhaustives, nous proposons pour conclure d’en dégager quelques perspectives pour la recherche et les politiques publiques.

Conclusion

22« L’exclusion, définir pour en finir » : tel était l’intitulé du colloque réunissant de nombreux analystes en sciences sociales en 1995 (Karsz, op. cit.). L’objectif était de dépasser une approche par catégories pour penser l’exclusion comme un processus, lié notamment à la perte de capital social ou à l’impossibilité d’en construire. Quinze ans plus tard, l’exclusion reste un phénomène préoccupant en France et souvent appréhendé de manière incomplète, à travers des variables économiques ou structurelles. Nous avons voulu montrer ici en quoi les circuits courts alimentaires, en tant que marchés renforçant certains liens sociaux ou en activant de nouveaux (lien avec les collectivités par exemple) de par leur périmètre aujourd’hui élargi, peuvent permettre l’intégration de positions sociales exclues en milieu agricole. Ce processus n’est toutefois pas spontané : l’analyse révèle qu’il peut s’appuyer sur différentes dynamiques relationnelles, dont l’aboutissement recherché par la plupart des producteurs exclus est de nouer ou renouer des relations de collaboration avec leurs pairs. En effet, même si d’autres liens, notamment les liens avec des consommateurs ou des institutions, contribuent à la reconnaissance sociale, de l’avis des enquêtés eux-mêmes, cela ne suffit pas : la requalification à travers les liens avec les pairs dont on est issu ou, pour les nouveaux venus, qu’on s’est choisis, est essentielle, non seulement parce qu’elle est source d’apprentissages mais aussi parce qu’elle donne un « statut » (Lazega, 2001). La faible prise en compte de la diversité des relations sociales qui structurent les marchés, les font fonctionner et en conditionnent l’efficacité, ainsi que de leur dynamique, est parfois pointée comme une des limites des travaux développés en sociologie économique (White, op. cit.) : par cette contribution, notre objectif est d’apporter quelques éléments pour répondre à cette critique.

23L’analyse doit néanmoins être poursuivie, approfondie et testée sur davantage de cas. En effet, les trajectoires présentées ici sont des tendances dégagées d’un ensemble encore limité de situations : elles demandent à être confortées dans la durée et sans doute complétées, dans un contexte de crise renforcée mais aussi de future réforme de la PAC, à même de bousculer les hiérarchies. De plus, comme le montrent la première et la troisième trajectoire, l’adoption de pratiques innovantes sur laquelle insiste la deuxième trajectoire ne suffit pas pour s’intégrer et peut au contraire contribuer à une exclusion par les pairs. Des liens doivent rendre ces nouvelles pratiques légitimes, pertinentes au sein de la communauté professionnelle. Il serait ainsi intéresant de confronter davantage la dynamique relationnelle à la trajectoire technique notamment, en collaboration avec des agronomes, pour rendre compte des interactions entre l’une et l’autre. Enfin, en cohérence avec l’approche adoptée à partir de la sociologie économique pour appréhender les exclus, l’enjeu est d’approfondir quelles positions sociales, au sein de l’ensemble des consommateurs ou des collectivités, peuvent contribuer à la réintégration des producteurs fragilisés et ainsi d’éviter de retomber dans les limites de la catégorisation.

24Les résultats présentés ici nous semblent en tout cas déjà pouvoir encourager les acteurs des politiques publiques à considérer les enjeux que peuvent présenter ces circuits au regard d’un développement social durable. Ces derniers sont en effet aujourd’hui, en France, soutenus par différents dispositifs visant à favoriser leur développement : la définition donnée par le Ministère en 2009 a été suivie d’un plan d’actions7 ; les Plans régionaux pour une offre alimentaire sûre, diversifiée et durable et plus récemment, le Programme national pour l’alimentation, incluent le renforcement du lien producteur-consommateur et le développement des circuits courts8 ; parallèlement, ces circuits ont été retenus comme l’un des thèmes prioritaires du Réseau rural français, dispositif visant à fédérer les acteurs du monde agricole et rural pour analyser et capitaliser ensemble les « bonnes pratiques » contribuant au développement territorial9. Enfin, à l’échelle des régions ou localement, on ne compte plus les initiatives institutionnelles, associatives ou privées qui cherchent à promouvoir ces systèmes de vente. Cette prolifération de dispositifs, la plupart d’ailleurs sans grands moyens, pose toutefois la question du « sens » donné à ces systèmes et des objectifs visés. Longtemps marginalisés dans leurs formes traditionnelles, les circuits courts font aujourd’hui l’objet de projets toujours plus variés : si la diversité est une de leur force, on en observe pas moins de nombreuses dérives qui ont amené le ministère de l’Agriculture à mobiliser à nouveau un groupe de travail en 2010 pour réfléchir à un projet de charte nationale définissant des principes communs à respecter pour bénéficier du terme « circuit court ». L’analyse développée ici, confortée par un travail au sein du Réseau rural français, invite à intégrer dans cette réflexion le rôle que peuvent jouer ces systèmes dans la lutte contre l’exclusion en milieu agricole et au delà : on peut en effet observer également la capacité de ces circuits, en certains cas, à réinsérer, réaffilier certaines positions sociales parmi les consommateurs pour lesquels le repli sur soi tend à renforcer l’apparition de pathologies alimentaires (Chiffoleau, Paturel, 2010) ou bien encore à requalifier des intermédiaires tels que certains artisans de proximité fragilisés par l’industrialisation du secteur agroalimentaire et pourtant essentiels à la vie des territoires.

25Pour conclure, au delà de nouveaux débouchés, les circuits courts peuvent ainsi devenir plus largement des outils au service de la politique de cohésion sociale et une collaboration avec la recherche peut aider à penser et accompagner ces circuits comme des dispositifs locaux, expérimentaux de lutte contre l’exclusion permettant d’intégrer et de tester des facteurs à la fois micro et macro de fragilisation et d’intégration (Duflo, 2009). Cela suppose toutefois de reconnaître également le travail des associations ou organismes tiers qui accompagnent ces circuits et peuvent renforcer leur capacité d’intégration des exclus, à l’instar de certains dispositifs de micro-finance évoqués précédemment ou d’autres exemples développés dans le cadre de l’économie sociale et solidaire (Laville, 2011).

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Notes

1 À partir d’un groupe de travail formé par le ministère de l’Agriculture et de la Pêche.

2 http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/4p-CircuitsCourts.pdf

3 L’analyse longitudinale inclut un suivi de l’évolution des relations des individus, à travers des enquêtes directes tous les deux à trois mois et une observation sur site (ici, le marché par exemple), et une analyse rétrospective des liens contrôlée à l’aide d’entretiens avec certains des interlocuteurs cités afin d’éviter les biais liés à un retour sur le passé (perte de mémoire, occultation de certains événements, embellissement du passé…).

4 Ce phénomène est parfois évoqué ou sous-tendu dans des travaux se référant aux années 70-80 et abordant le thème de la vente directe, de l’agriculture biologique, des néoruraux ou bien encore les débuts de la multifonctionnalité de l’agriculture, en particulier dans les publications hors du champ scientifique.

5 Les textes cités ici entre guillemets et en italiques proviennent d’extraits de discours recueillis en enquête.

6 Notamment à travers le film « Nos enfants nous accuseront » de Jean-Paul Jaud (2005).

7 http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/4p-CircuitsCourts.pdf

8 http://agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/DGALC20098001Z.pdf

9 http://www.reseaurural.fr

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Pour citer cet article

Référence papier

Yuna Chiffoleau, « Circuits courts alimentaires, dynamiques relationnelles et lutte contre l’exclusion en agriculture »Économie rurale, 332 | 2012, 88-101.

Référence électronique

Yuna Chiffoleau, « Circuits courts alimentaires, dynamiques relationnelles et lutte contre l’exclusion en agriculture »Économie rurale [En ligne], 332 | novembre-décembre 2012, mis en ligne le 30 novembre 2012, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/economierurale/3694 ; DOI : https://doi.org/10.4000/economierurale.3694

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Auteur

Yuna Chiffoleau

INRA SAD Montpellier UMR Innovation, chiffole@supagro.inra.fr

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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