> Préface > Introduction
1 - L’alimentation vue comme relations
2 - Les enjeux du système alimentaire contemporain
3 - L’alimentation au prisme de l’écologie
4 - Discuter les mots d’ordre de l’alimentation durable
5 - Une écologie de l’alimentation pour transformer les systèmes alimentaires
> Conclusion

Faut-il doubler la production alimentaire pour nourrir le monde ?

Auteur(s) : Bricas Nicolas, Malézieux Eric

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Si le terme de « sécurité alimentaire » est apparu dès 1943 à la conférence de Hot Springs (Virginie), qui donnera naissance deux ans plus tard à l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), il ne s’est véritablement popularisé qu’avec la Conférence mondiale de l’alimentation de 1974, organisée à Rome par le Conseil économique et social des Nations unies. La définition consensuelle adoptée lors de ce sommet renvoie alors essentiellement à une question d’équilibre entre offre et demande. Être en sécurité alimentaire signifie, pour un pays, « disposer, à chaque instant, d’un niveau adéquat de produits de base pour satisfaire la progression de la consommation et atténuer les fluctuations de la production et des prix ».

— L’insécurité alimentaire est d’abord un problème d’accès

Une telle définition, insistant sur les disponibilités alimentaires, doit se com-prendre dans le contexte politique et économique de la période. Jusqu’à la fin des années 1970, les disponibilités alimentaires apparaissent insuffisantes pour couvrir les besoins énergétiques de la population mondiale. Elles sont inférieures au seuil de 2 500 kilocalories par personne et par jour (kcal/pers/j), considéré comme une moyenne minimale pour assurer la suffisance alimentaire du plus grand nombre. En 1974, les prix des produits alimentaires flambent sur les marchés internationaux du fait de la crise pétrolière et de plusieurs accidents climatiques (sécheresses, inondations) qui ont affecté la production agricole dans plusieurs régions du monde. Le rythme de la croissance démographique reste élevé et la stabilisation de la population mondiale paraît encore lointaine. Les craintes malthusiennes sont alors très présentes dans le débat. Elles portent sur une augmentation exponentielle de la population mondiale, et donc de la demande alimentaire, alors que la production agricole n’augmente que de façon linéaire.

Dès lors, pour équilibrer l’équation, il faut soit accroître l’offre par l’augmentation de la production agricole et la réduction des pertes post-récolte, soit ralentir la progression de la demande par le contrôle des naissances, voire les deux. Pour atténuer les effets des fluctuations, il faut réguler les marchés, notamment via des stocks de sécurité. D’un point de vue institutionnel, après la FAO et le Programme alimentaire mondial (PAM), Rome devient le siège d’une troisième institution, le Fonds international pour le développement agricole (Fida). Créé en 1974, il est chargé de mener des projets visant à augmenter la production alimentaire dans les pays en développement.

Les années 1980 vont marquer un tournant majeur dans la conception de la sécurité alimentaire. Le futur prix Nobel d’économie Amartya Sen publie en 1982 Poverty and Famine – An Essay on Entitlement and Deprivation. Il s’appuie sur une analyse des famines du Bengale (Inde), de l’Éthiopie, du Sahel et du Bangladesh, pour montrer que l’insécurité alimentaire est moins une question de disponibilité que d’accès à la nourriture. Ceux qui souffrent de la faim sont ceux qui n’ont pas accès à des moyens de production alimentaire suffisants (terre, intrants) ou à des moyens d’acheter leur nourriture. C’est donc la pauvreté qui est responsable de l’insécurité alimentaire. Ceci explique que certains pays autosuffisants, voire excédentaires en céréales comme le Brésil ou l’Inde, n’aient pas pour autant réglé le problème de la faim au sein même de leurs frontières. L’enjeu n’est pas seulement de produire assez, il faut d’abord que chaque individu accède aux moyens de produire et/ou de consommer. La question purement agricole devient une question d’accès au foncier, de pouvoir d’achat et donc de pauvreté et d’inégalités.

Une nouvelle définition de la sécurité alimentaire émerge ainsi en 1986 dans
un rapport de la Banque mondiale, institution dont le mandat est justement la lutte contre la pauvreté (World Bank, 1986). Cette définition est reprise et complétée lors du Sommet mondial de l’alimentation, réuni à nouveau à Rome en 1996. La sécurité alimentaire devient l’« accès physique et économique pour tous les êtres humains, à tout moment, à une nourriture suffisante, saine et nutritive, leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». Cette définition met clairement en avant la question de l’accès, elle mentionne toujours bien sûr les disponibilités et leur régularité. Elle introduit également les notions de qualité sanitaire et nutritionnelle de la nourriture et son acceptabilité culturelle. Cette définition présente ainsi ce qui sera reconnu comme « les quatre piliers » de la sécurité alimentaire : l’accès, la suffisance, la qualité et la régularité.

— Un enjeu intersectoriel

Là encore, cette définition est le reflet du nouveau contexte de la période. Les disponibilités alimentaires moyennes à l’échelle mondiale calculées par la FAO dé-passent désormais le seuil de 2 500 kcal/pers/j depuis le début des années 1980. Certes, il reste de nombreux pays pour lesquels ce seuil n’est pas atteint, et on constate toujours des situations de sous-nutrition dans les pays excédentaires en aliments, comme le Brésil ou l’Inde à nouveau. De plus, cette nouvelle conception de la sécurité alimentaire s’avère compatible avec la libéralisation économique engagée depuis les années 1980. Puisqu’il s’agit désormais de disposer des moyens d’accès à l’alimentation, pourquoi chercher à produire soi-même si d’autres pays peuvent le faire à moindre coût ? Chaque pays peut alors bénéficier des prix des aliments les plus bas possible.

Une telle définition de la sécurité alimentaire provoque cependant des critiques sur les enjeux trop techniques qu’elle met en avant (augmenter les capacités d’accès ou le disponible, améliorer la qualité des aliments, etc.) et sur l’absence de dimension politique. Les questions de rapports de force entre États, de jeux d’influence et de domination de certains pays ou acteurs privés n’apparaissent pas. La définition ne dit rien sur les risques de dépendance économique, et donc politique, d’un recours accru au marché international. En 1980, un grand nombre de pays africains élaborent ainsi, en opposition aux injonctions de libéralisation, un plan d’action dit « Plan de Lagos ». Celui-ci affirme la volonté d’une plus grande auto-suffisance alimentaire et d’une liberté de penser son développement en dehors du cadre libéral promu par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI). Une telle position sera défendue plus tard, lors du Sommet mondial de l’alimentation de 1996, par le mouvement paysan international Via Campesina. Il promeut le concept de « souveraineté alimentaire », défini comme « le droit des populations, de leurs États ou unions à définir leur politique agricole et alimentaire, sans dumping vis-à-vis des pays tiers ».

Ces revendications de refus d’une soumission au dogme libéral n’empêcheront pas les accords de libéralisation du commerce international (dits « du GATT ») d’aboutir lors de la Conférence de Marrakech en 1994, qui marque la création de l’Organisation mondiale du commerce. Il faut dire que, depuis la flambée des prix de 1974, les marchés alimentaires internationaux sont relativement stables. Et, d’année en année, de nombreux pays voient dans le recours à ces marchés un moyen sécurisant d’approvisionner leur pays en complément de leur production nationale, pas toujours suffisante. Nombre d’entre eux réduisent ainsi leur soutien au secteur agricole, encouragés en cela par les bailleurs de fonds qui accordent de moins en moins d’intérêt à l’agriculture au profit des secteurs sociaux, de l’éducation et de la santé.

Considérer la sécurité alimentaire d’abord comme une question d’accès déplace le levier d’action et explique l’entrée en scène d’institutions internationales comme la Banque mondiale, qui sont non plus seulement dédiées à la production agricole, mais plus largement au développement économique et à la lutte contre la pauvreté. La FAO et les autres institutions agricoles ne peuvent plus revendiquer de mandat exclusif sur la sécurité alimentaire, qui devient un enjeu intersectoriel : agriculture, santé, développement économique, commerce, etc. Malgré cela, les politiques de sécurité alimentaire restent, dans les faits, le plus souvent pilotées par les ministères de l’agriculture. La mesure et le suivi de la situation restent large-ment appréhendés par les bilans alimentaires, en particulier les bilans céréaliers : on calcule chaque année si la production et les importations alimentaires suffiront à nourrir la population.

Au mieux, lorsqu’un enjeu important devient la gestion de l’aide alimentaire, des « commissariats à la sécurité alimentaire » sont créés. Mais ils n’acquièrent que rarement un poids politique suffisant pour organiser une coordination intersectorielle. L’exception notable est celle du Brésil. Sous l’impulsion du président Lula da Silva, et s’appuyant sur l’expérience de la ville de Belo Horizonte initiée dès 1993, ce pays construit une poli-tique ambitieuse d’éradication de la faim. C’est le projet Fome Zero, dont le fondement est cette coordination intersectorielle (chapitre 22). À l’échelle régionale comme à l’échelle nationale, sont mis en place des conseils de sécurité alimentaire qui associent des représentants des politiques publiques des secteurs de l’agriculture, de l’emploi, du commerce, de l’éducation, de la santé, etc., ainsi que de la société civile.

— La crise de 2008 et le retour d’une vision productionniste

Au début des années 2000, le contexte a bien évolué par rapport aux années 1970 et 1980. Après une longue période de trente années de prix agricoles bas et stables, beaucoup moins de pays souffrent de déficits alimentaires chroniques, et l’insécurité alimentaire est désormais considérée avant tout comme un problème de pauvreté.

Du fait de la libéralisation, les excédents et les stocks ont progressivement diminué. Or, en 2007-2008, cette fonte des stocks est non seulement accrue par quelques accidents climatiques, mais elle se conjugue aussi à des ralentissements ponctuels de l’augmentation continue de la production, et à une rapide hausse de la demande en céréales et en huiles pour les agrocarburants. L’équation entre offre et demande à l’échelle mondiale se déséquilibre de nouveau et provoque une hausse des prix. Cette augmentation flambe par la spéculation sur les marchés à terme de produits agricoles et par les restrictions d’exportations opérées par certains pays. La crise touche les pays importateurs nets d’aliments et, malgré des politiques d’atténuation de la hausse sur les marchés intérieurs, elle affecte des populations vulnérables, surtout urbaines. Cette crise des prix contribue à provoquer, dans une trentaine de villes du monde, des émeutes dites « de la faim », qui font craindre une véritable déstabilisation internationale.

C’est cette crainte qui mobilise initialement la communauté internationale et contribue à une remise à l’agenda politique des questions de sécurité alimentaire et de nutrition. En juin 2008, la FAO convoque ainsi à Rome un sommet de haut niveau auquel succéderont de multiples initiatives globales ou régionales. La communauté internationale s’accorde sur un objectif commun  : doubler la production agricole pour nourrir les 9 milliards d’individus que devrait compter la planète en 2050. Les conclusions du sommet reprennent ce mot d’ordre. Même s’il ne règle pas la crise alimentaire du moment, il replace l’agriculture au centre du débat. Le texte prône ainsi la nécessité d’« apporter un appui immédiat à la production et au commerce agricoles » et, à plus long terme, d’investir dans la production alimentaire.

La crise de 2007-2008 sonne ainsi le retour d’une vision productionniste [1] de la sécurité alimentaire réduite à l’équilibre entre offre et demande (Bricas et Daviron, 2008). Les prospectives se multiplient pour évaluer les possibilités d’assurer cet équilibre dans le futur, et ce, compte tenu d’hypothèses variées de croissance démographique, d’augmentation du pouvoir d’achat, d’urbanisation, d’évolution des surfaces agricoles et des rendements. Il faut dire que les nouvelles perspectives liées aux changements climatiques viennent bouleverser la donne. Les scénarios fondés sur les simulations des climatologues ajoutent une contrainte de taille. Les résultats diffèrent selon les hypothèses choisies mais de nombreuses prospectives s’accordent. Celles de l’International Food Policy Research Institute (von Braun et al., 2005), de l’Institute of Social Ecology de Vienne (Erb et al., 2009), du Centre (français) de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et de l’Institut national (français) de la recherche agronomique (Inra) (Paillard et al., 2010), de la FAO (2018a) et du World Resources Institute (Searchinger et al., 2018) soulignent la nécessité de réformer, d’une part, les modes de production pour tenir compte des enjeux environnementaux et, d’autre part, les modes de consommation, notamment par la réduction du gaspillage et de la surconsommation de produits animaux, pour réduire la pression sur la demande (Even et Laisney, 2011).

Mais le mot d’ordre de doubler (et désormais d’augmenter de 70 %) la production alimentaire d’ici à 2050 est repris par un grand nombre d’acteurs du monde agricole. Les entreprises semencières et leurs OGM, les industries chimiques des engrais et des produits phytosanitaires y trouvent là une bonne opportunité. Elles sont pourtant fortement contestées pour leurs effets négatifs sur l’environnement (Fouilleux et al., 2021). Les pays agro-exportateurs (France, Argentine, Ukraine, Australie, États-Unis, etc.) défendent également leurs positions dans un marché international concurrentiel en revendiquant leur fonction de nourriciers du monde. En dépit de ces positions, la situation de certaines régions du monde reste problématique. L’enjeu d’augmentation de la production alimentaire y est évident face à une croissance démographique encore rapide, au risque d’importantes migrations. C’est le cas en particulier de l’Afrique, où plus d’un cinquième de la population souffre encore de la faim (FAO, 2018b).

Les scénarios de croissance démographique pour 2050 restent particulièrement élevés pour l’Afrique subsaharienne. Les perspectives liées aux changements climatiques assombrissent encore un panorama déjà alarmant pour le continent (Lobell et al., 2009) : les régions les plus touchées, et dont la production agricole sera la plus impactée, sont le plus souvent les régions aux populations déjà les plus pauvres et les plus vulnérables. Ainsi, cette région particulièrement marquée par l’insécurité alimentaire est celle où les écarts entre les rendements réels et les rendements potentiels sont les plus élevés (Licker et al., 2010). L’augmentation de la productivité de l’agriculture y reste l’un des leviers pour améliorer la sécurité alimentaire et sortir de la pauvreté des populations d’agriculteurs vulnérables. Il faut toutefois souligner que la solution à l’insécurité alimentaire ne résidera pas dans une posture technologique qui consisterait à intensifier l’agriculture de manière conventionnelle, simplement à l’aide d’intrants et de variétés améliorées. Les échecs antérieurs, combinés aux impacts environnementaux avérés, appellent la mise en œuvre de nouvelles voies pour résoudre l’équation alimentaire. Ces voies incluent non seulement de nouvelles pratiques agricoles fondées sur la biodiversité, mais aussi de nouvelles formes d’organisation des systèmes alimentaires plus favorables aux agriculteurs. Les nouvelles orientations, proposées par le Groupe d’experts de haut niveau sur la sécurité alimentaire et la nutrition (HLPE, 2019), et les discussions des acteurs autour de solutions fondées sur la nature (nature-based solutions) du futur Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires (2021) laissent augurer de possibles évolutions dans la manière d’envisager les formes futures à soutenir.

— Ce que le productionnisme empêche de penser

La plupart des études s’accordent pour estimer que les besoins mondiaux de biomasse agricole à des fins alimentaires et énergétiques devraient augmenter de 50 à 70 % entre 2010 et 2050. L’augmentation des besoins dépendra bien sûr de l’évolution des régimes et en particulier de la place de l’alimentation carnée. Mais insister sur le besoin d’augmenter la production légitime, pour certains acteurs, la poursuite du progrès dans les techniques agricoles industrielles qui ont permis, depuis un siècle, d’accroître les disponibilités alimentaires plus vite que la population dans de nombreuses régions du monde. Or ce n’est pas tant l’absence de progrès technique qui bloque la production dans les pays qui ont besoin de l’augmenter. C’est plutôt la pauvreté des agriculteurs qui limite l’accès à ces progrès, ou le fait que ces « progrès techniques » ne sont pas adaptés aux caractéristiques socioculturelles ou environnementales de leurs exploitations. Des solutions moins technologiques que les dernières innovations existent, issues de savoirs paysans ou de la recherche, et ont prouvé leur efficacité, mais restent inaccessibles aux agriculteurs les plus pauvres  : variétés hybrides, associations culturales, aménagements de diguettes, filets antiinsectes, etc. (Affholder et al., 2013). Une option parfois proposée est de cibler les agriculteurs les plus riches, capables d’adopter ces techniques. Mais le risque est de marginaliser les moins favorisés et d’accélérer la sortie de l’agriculture de millions de paysans. Ils viennent alors grossir les régions urbaines, comme cela s’est produit avec la Révolution verte en Inde (Dorin et Landy, 2002).

L’enjeu est donc de gérer l’évolution du monde agricole face aux évolutions démographiques et au marché de l’emploi, plutôt que de poursuivre une vaine fuite en avant technologique. Dans les pays qui n’ont pas achevé leur transition démographique comme ceux d’Afrique subsaharienne, le principal bassin d’emplois potentiel pour les années à venir reste l’agriculture (Losch, 2016). Or ce sont aussi les emplois les moins désirés par les jeunes. Les rendre plus attrayants suppose un effort d’investissement dans les conditions de vie en milieu rural et une plus grande équité dans les filières pour permettre une meilleure rémunération des agriculteurs. De nouvelles filières (comme celles de l’agriculture biologique) peuvent aussi être sources d’innovations, et dynamiser la chaîne d’emploi, jusqu’au consommateur, offrant de nouvelles opportunités. Parce que les mal nourris en Afrique sont souvent des paysans, la diversification des cultures et certaines pratiques agroécologiques peuvent, dans certaines conditions, améliorer les revenus et, directement ou indirectement, améliorer les régimes alimentaires (Temple et al., à paraître ; Bezner Kerr et al., 2021). Les relations entre pauvreté, production agricole et sécurité alimentaire restent pourtant complexes et de nombreux verrous restent à lever.

Par ailleurs, le productionnisme remise au second plan les enjeux environnementaux, devenus essentiels. La question n’est pas seulement de limiter les effets négatifs de l’agriculture industrielle sur l’environnement, mais aussi de favoriser les effets positifs de nouvelles formes d’agriculture issues de la transition agro-écologique : génération de biodiversité, captation de carbone, gestion des paysages, résilience aux changements climatiques. D’une manière générale, il s’agit de favoriser de nouvelles formes d’agriculture susceptibles d’offrir une meilleure santé des écosystèmes. Au-delà des modes de production alimentaire, la question est aussi de redonner à l’agriculture la quadruple fonction qui a été la sienne jusqu’au XIXe siècle : produire de la nourriture, mais aussi de l’énergie, des matériaux et des fertilisants (chapitre 4). Si l’on doit abandonner les énergies fossiles pour des raisons climatiques, environnementales (pollutions) ou liées à l’épuisement des ressources, la question agricole ne peut plus rester seulement alimentaire : elle (re)devient bio- économique, c’est-à-dire multifonctionnelle au-delà de l’alimentation. La question des biocarburants a ainsi récemment ouvert ce débat. Différentes études soulignent la concurrence entre usages alimentaires et non alimentaires de la biomasse agricole (Cornelissen, 2012 ; Erb et al., 2012). La plupart suggèrent un risque potentiel de tension entre les objectifs de sécurité alimentaire mondiale d’un côté et d’atténuation du changement climatique de l’autre. Cette perspective repose alors la question de Malthus avant la Révolution industrielle : combien de personnes l’agriculture peut-elle nourrir si elle doit produire à la fois aliments, énergie, matériaux et fertilisants ?

Enfin, au-delà de l’enjeu de la production émerge aujourd’hui la question centrale des modes de consommation. Car l’équilibre entre offre et demande ne peut être atteint qu’en jouant sur les deux termes de l’équation. La généralisation à l’ensemble du monde des modes de consommation actuels des pays riches n’est pas possible : il faudrait plusieurs planètes pour satisfaire cet appétit. Et ces modes de consommation ne pourront qu’être remis en cause, de gré ou de force, au risque d’une augmentation ingérable des inégalités sociales. Faire évoluer les modes de consommation est surtout pensé comme une question de volonté et de choix des consommateurs, en lien avec une recherche de bien-être individuel. Ce sujet est encore peu porté par les politiques publiques, si ce n’est au moyen de campagnes d’information et de sensibilisation (chapitre 18). En termes de gouvernance, l’accent mis sur le côté production de l’équation amplifie le pouvoir des lobbies agricoles exportateurs dans le traitement de la question alimentaire et marginalise le poids des producteurs et des consommateurs pauvres. Les grands absents des débats sur la sécurité alimentaire sont le plus souvent les mangeurs eux-mêmes, et surtout les plus défavorisés d’entre eux. Mis à part en 2008 où, au travers des émeutes, ils se sont fait entendre, ils subissent en silence les crises alimentaires. Les acteurs de la société civile qui défendent le droit pour tous à l’alimentation sont de plus en plus organisés, mais pèsent politiquement encore peu par rapport aux puissants lobbies qui défendent un statu quo.

— Conclusion

Si les crises alimentaires de 2008 et 2011 ont effectivement remis le secteur agricole au sommet des agendas politiques internationaux pendant quelques années, d’autres priorités sont venues le reléguer à nouveau au second plan. Les questions environnementales et plus récemment sanitaires occupent maintenant le devant de la scène. Le mot d’ordre de doubler la production alimentaire n’est pas oublié mais il s’est complexifié : l’enjeu est moins de parvenir à nourrir « globalement » la population mondiale que d’assurer « localement » la sécurité alimentaire, dans les zones et pour les populations les plus vulnérables. Dans ces situations, l’agriculture reste encore souvent la principale ressource.

Le concept de « système alimentaire » offre de nouvelles perspectives pour aborder l’ensemble des rapports complexes entre la production et l’alimentation, et il est au cœur des problématiques de développement durable. Alliant le secteur agricole mais aussi les secteurs de la transformation, de la distribution et de la consommation au sein d’un même « système », il permet de renouveler les schémas traditionnels de l’équation offre/demande. C’est maintenant l’ensemble de ces acteurs qui, sous cette bannière, revendique une nouvelle attention compte tenu des enjeux environnementaux et sanitaires dont ils sont porteurs. Mais des efforts restent à faire. D’un côté, l’agriculture ne doit pas être réduite à sa fonction de production des biens, et il est nécessaire de bien considérer aussi ses rôles (parfois centraux dans les pays du Sud) dans la création d’emplois et les conditions de vie des ruraux et dans l’environnement. De l’autre, l’alimentation ne doit pas être réduite à sa dimension strictement matérielle : consommer des aliments nourrit, mais aussi tisse des relations particulières avec soi-même, avec les autres et avec la biosphère.

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[1Par productionnisme, on entend une « philosophie qui émerge quand la production devient le seul critère d’évaluation de l’agriculture » (Thomson, 1995).