> Préface > Introduction
1 - L’alimentation vue comme relations
2 - Les enjeux du système alimentaire contemporain
3 - L’alimentation au prisme de l’écologie
4 - Discuter les mots d’ordre de l’alimentation durable
5 - Une écologie de l’alimentation pour transformer les systèmes alimentaires
> Conclusion

Aux origines de l’agriculture industrielle

Auteur(s) : Daviron Benoît

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Depuis deux siècles et demi, sous l’appellation de « modernisation », les sociétés humaines ont connu de nombreux bouleversements. Bien qu’ils lui soient extérieurs, ces bouleversements ont révolutionné l’agriculture. Celle-ci s’intègre dès lors dans ce qui est fréquemment appelé « le système alimentaire industriel ». Ces bouleversements peuvent être rapportés à trois grandes transformations interconnectées [1] :

  • la transformation du métabolisme socio-écologique : on désigne par métabolisme socio-écologique la nature et l’ampleur des flux d’énergie et de matière qui traversent les sociétés pour qu’elles existent dans la durée. La transformation de ce métabolisme socio-écologique correspond au passage du régime métabolique solaire au régime métabolique minier (Fischer-Kowalski et Haberl, 2007 ; Haberl et al., 2016). C’est un événement majeur de l’histoire de l’humanité. La Révolution industrielle, qui prend naissance en Angleterre au milieu du XVIIIe siècle, en est le déclencheur ;
  • l’approfondissement de la division du travail, c’est-à-dire son extension au sein de communautés humaines et de territoires de grande taille : chaque individu devient ainsi spécialisé dans une activité particulière et dépend des échanges avec les autres pour son existence (Durkheim, 1893). Comme le soulignait déjà Adam Smith, l’état de la division du travail, la source de « la richesse des nations », dépend de l’étendue spatiale et fonctionnelle du marché (Smith, 1776). Analyser l’approfondissement de la division du travail conduit à rendre compte de la façon dont les transactions marchandes ont gagné, au cours du temps, toujours plus de domaines, d’activités et de régions du monde ;
  • l’américanisation du monde : ce terme désigne dans ce texte la série d’événements politiques, économiques et militaires ayant, au cours du XXe siècle, fait des États-Unis l’hégémon indiscutable du « concert des nations ». Ils sont ainsi devenus le pays de la définition des normes techniques de production et de consommation, ainsi que le lieu d’émergence de nombre d’institutions et de dispositifs bureaucratiques, privés ou publics, agissant comme soutiens ou substituts des échanges marchands.

En s’appuyant sur ces trois grands processus transformateurs et simultanés, on tentera dans ce chapitre de résumer l’évolution de l’agriculture au cours des XIXe et XXe siècles.

— Régime métabolique minier et agriculture

Le régime métabolique solaire, qui concerne toutes les sociétés antérieures à la Révolution industrielle du XVIIIe siècle, se caractérise par une dépendance matérielle à la biomasse (matière organique d’origine végétale, animale, bactérienne ou fongique). En effet, la biomasse fournit non seulement des aliments et de l’énergie (Wrigley, 1988 ; 2004 ; 2010), mais c’est aussi une source de matières premières quasiment unique. Dans le cadre du régime métabolique solaire, l’agriculture (qui produit de la biomasse) ne se limite pas à la fourniture de nourriture. Elle apporte aux ménages du combustible pour se chauffer et s’éclairer, des fibres et des peaux pour s’habiller, une bonne partie des matériaux nécessaires pour se loger ou encore, via les animaux, l’essentiel de l’énergie mécanique. Elle joue aussi, notamment grâce à l’élevage, un rôle essentiel dans l’entretien de la fertilité des sols.

À l’inverse, le régime métabolique minier se caractérise par la place essentielle qu’occupent les ressources tirées du sous-sol. Le charbon, le pétrole et le gaz naturel (plus marginalement l’uranium) s’imposent ainsi comme la source quasiment exclusive d’énergie mécanique et thermique à partir de la Révolution industrielle. La fourniture des matériaux se trouve elle aussi bouleversée par l’utilisation de minerais (que l’énergie abondante permet d’extraire et de traiter) et par la substitution de produits issus de la biomasse par des produits de synthèse. Le développement de la chimie organique a joué ici un rôle essentiel. Dès le milieu du XIXe siècle, elle permet la production de teintures de synthèse à partir de laquelle naît la puissante industrie chimique et ses géants (Bayer, BASF [2], etc.). Toujours dans une logique de substitution de ressources naturelles considérées comme trop chères ou dont l’approvisionne-ment est incertain, l’industrie chimique produira ensuite des matières plastiques, des fibres textiles, du caoutchouc, etc.

Ainsi, dans le cadre du régime métabolique minier, la demande de produits agricoles n’est plus motivée par un besoin en énergie ou en matériaux, et l’alimentation devient le débouché principal de l’agriculture. Les notions d’« agroalimentaire » et de « systèmes alimentaires », qui se sont imposées au XXe siècle comme des évidences, témoignent de cette situation exceptionnelle au regard de l’histoire de l’humanité. Le rapport aux animaux et aux bovins en particulier est sans doute le plus illustratif de cette transformation. Autrefois fournisseurs de cornes et d’os pour la fabrication de divers objets, de fibres et de peau pour l’habillement, de suif pour l’éclairage, de force mécanique pour les labours ou le transport, de fumier pour fertiliser les champs, ils ne sont plus désormais élevés que pour leur viande et leur lait, se trouvant ainsi réduits à une fourniture de protéines et de lipides.

Parallèlement, le basculement dans le régime métabolique minier se traduit par de profonds changements dans les méthodes de production agricole et de transformation et distribution alimentaires (chapitre 5). Deux phases doivent être distinguées. Dans un premier temps, l’offre agricole se trouve principalement modifiée par l’effondrement des coûts de transport, terrestre plus encore que maritime. On ne saurait trop insister sur le rôle fondamental joué par la machine à vapeur. Elle rend possible, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la conversion d’énergie thermique en énergie mécanique. Le problème du transport s’en trouve totalement redéfini et la « tyrannie de la distance » est vaincue. C’est particulièrement vrai pour le transport terrestre qui dépendait totalement de l’énergie fournie par les animaux ou les humains. L’intérieur des continents peut désormais être systématiquement mobilisé pour approvisionner des marchés lointains. L’effondrement des coûts de transport entraîne aussi les migrations massives permettant à des millions d’Européens, mais aussi d’Asiatiques (principalement Chinois et Indiens), de quitter leur pays pour aller « coloniser  » des territoires lointains. La machine à vapeur permet donc de relier à l’Europe des territoires précédemment vides (ou plus exactement « vidés » de leurs populations indigènes), même lorsqu’ils se situent à des milliers de kilomètres. Une multitude de fronts pionniers prennent ainsi naissance durant la seconde moitié du XIXe siècle et jusque dans les années 1920, tant dans les régions tempérées que dans les régions tropicales : steppe du nord de la mer Noire, plaine de la Mandchourie, prairie de l’Amérique du Nord, pampa de l’Argentine, veld de l’Afrique du Sud, mata atlantica brésilienne, forêt de Sumatra, etc.

La deuxième phase d’industrialisation de l’agriculture débute après la Première Guerre mondiale et se caractérise par l’usage d’énergies fossiles directement dans la production agricole. Trois innovations, caractéristiques de l’agriculture industrielle et directement liées à l’usage des énergies fossiles, forment un « paquet technique » d’abord adopté aux États-Unis avant de diffuser dans le reste du monde  [3] :

  • le tracteur : devenu accessible en 1917 avec la mise sur le marché américain du Fordson, il se substitue en quelques décennies aux animaux de trait (bœufs, chevaux ou mules) et permet une démultiplication des possibilités de mécanisation des tâches agricoles engagée depuis le début du XIXe siècle aux États-Unis. Le tracteur, devenu symbole du projet de modernisation de l’agriculture (Fitzgerald, 2003), conquiert une place centrale dans le formatage du travail agricole qu’il révolutionne ;
  • les engrais azotés de synthèse : avec la synthèse de l’ammoniac suivant le procédé Haber-Bosch [4], l’utilisation de l’énergie fossile dans l’agriculture prend une tout autre dimension. Une étape décisive est franchie en 1908 lorsque Haber, qui travaille pour BASF, met au point le processus en laboratoire (Smil, 2001). La première usine est mise en route en septembre 1913, un peu moins d’un an avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. La synthèse de l’ammoniac suivant le procédé Haber-Bosch représente 16 % de la production mondiale d’engrais azotés (en équivalent azote) dès 1920, 62 % en 1935 et 99 % en 1980. Entre-temps, la quantité totale d’azote fixée sous forme d’engrais a été multipliée par dix ;
  • les pesticides : l’industrie chimique joue à nouveau un rôle essentiel dans la mise au point et la diffusion de ce nouvel intrant. Comme le montre Edmund Russel (2001), les premiers insecticides sont un sous-produit direct de la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle l’industrie chimique a été fortement sollicitée.

À partir du milieu du XIXe siècle commence l’exploitation des mines de phosphate, et dès le début du XXe, des mines de potasse. L’usage de ces ressources minières permet de s’affranchir du recyclage des boues et des déchets qui compensaient l’épuisement des sols dans ces deux minéraux du fait de la production végétale.

Plus récemment, l’influence de la chimie s’est étendue à une ressource cruciale pour l’agriculture : les semences. Entre 1996 et 2013, 200 entreprises semencières ont été rachetées par les géants de la chimie (Howard, 2015). Cette entrée massive de l’industrie chimique dans l’activité semencière a entraîné une concentration spectaculaire. La part de marché des cinq premières entreprises semencières est ainsi passée de 10 % en 1985 à 47 % en 2015, date à laquelle quatre de ces cinq leaders provenaient de la chimie (Monsanto, DuPont, Syngenta, Dow Chemical), Limagrain étant la seule exception (Bonny, 2017).

Ces innovations techniques sont à l’origine d’une augmentation de la production végétale, dont les rendements bondissent grâce au recours massif aux intrants et à la sélection variétale destinée à produire des variétés répondant bien à l’usage de ces intrants chimiques. Ainsi, dans le cadre du régime métabolique minier, la chimie, comme discipline et comme secteur industriel, a conquis par la fourniture des intrants une place dominante dans la définition des pratiques agricoles. De ce point de vue, l’agriculture dite « conventionnelle » mérite vraiment l’appellation d’« agriculture de la chimie ».

— Agriculturisation, « filiérisation » et division du travail

Les communautés paysannes « traditionnelles  », qui en France ont perduré localement jusqu’à la fin du XIXe siècle (Weber, 1979), menaient au sein de leurs exploitations des activités très diversifiées leur permettant de produire elles-mêmes l’essentiel des biens utilisés dans l’agriculture et pour la vie matérielle quotidienne. Ce fonctionnement n’excluait pas une division du travail et la spécialisation au sein des ménages, en fonction de l’âge et du genre des individus. Parfois, ils réalisaient aussi telle ou telle activité manufacturière (tissage, ganterie, broderie, clouterie, etc.) nécessaire à une industrie régionale.

En Europe comme aux États-Unis, l’agriculteur d’aujourd’hui est une illustration remarquable de la logique de la division du travail. Spécialisé dans la culture de quelques végétaux ou l’élevage d’une espèce animale, il travaille seul dans son exploitation (Nicourt, 2013). Il achète auprès de firmes spécialisées des engrais, semences, machines et pesticides et vend une matière première brute. Son conjoint travaille dans la ville voisine et leurs revenus monétaires leur permettent d’acheter, dans le supermarché le plus proche, la quasi-totalité des biens qu’ils consomment. Cette situation peut être vue comme le résultat d’une double dynamique de spécialisation des exploitations agricoles issue d’une division verticale (l’agriculturisation) et horizontale (la filiérisation) du travail.

L’agriculturisation des paysanneries (Shanin, 1974), c’est-à-dire la spécialisation croissante des activités paysannes sur la production agricole, a été la première étape du processus de division du travail. L’agriculturisation est fille de la Révolution industrielle, qui diminue le prix des biens manufacturés et concentre leur production en ville. Émergent alors des industries agroalimentaires qui réalisent à faible coût et de manière plus régulière (mais à grand renfort d’énergie fossile) les étapes de transformation des produits agricoles (de plus en plus standardisés), autrefois réalisées dans les exploitations paysannes : les vignerons deviennent ainsi viticulteurs, les fromagers producteurs de lait, etc. Il est à noter que l’industrie alimentaire intègre dans le même temps un nombre croissant d’activités précédemment réalisées par les ménages, jusqu’à l’étape culinaire avec le développement au XXe siècle des plats préparés en conserve, surgelés ou en barquette à faire réchauffer chez soi. L’agriculturisation résulte aussi de la possibilité pour la paysannerie de s’insérer dans le commerce à longue distance de produits agricoles (grâce au développement des transports), national ou international, pour en tirer des revenus. La création des standards et des marchés à terme, qui fondent le statut de matière première et, plus tard, les politiques de stabilisation des prix, transforment le métier de négociant. Désormais protégé du risque-prix, il peut sortir de son rôle de « facteur » ou courtier, qui n’était jamais possesseur du produit mais se contentait d’en organiser sa circulation, pour aller acheter les produits au fond des campagnes (Daviron, 2002).

Parallèlement s’opère une spécialisation des exploitations sur un nombre limité de productions. En Europe, une des manifestations les plus visibles est la disparition de la polyculture et la séparation de l’agriculture et de l’élevage. Grâce aux engrais de synthèse, la production végétale peut s’effectuer année après année sans recours au fumier. Grâce aux aliments du bétail, la production animale peut s’effectuer sans terre, ou avec le strict minimum nécessaire à l’épandage des fumiers et lisiers devenus d’encombrants déchets. La mécanisation a aussi été un déterminant majeur de la spécialisation en imposant aux agriculteurs la production de volumes importants d’une culture ou d’un élevage donné pour amortir le coût des équipements spécialisés. Elle interdit, ou restreint fortement, les associations de cultures au sein d’une même parcelle.

Du fait de la diminution des coûts de transport et de l’apparition de nouvelles techniques de conservation des produits alimentaires (réfrigération, congélation), la division du travail se manifeste aussi au niveau national et international. Certaines régions se spécialisent dans la culture ou l’élevage de quelques espèces végétales ou animales. La spécialisation de pays entiers a existé à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, telle l’Argentine spécialisée dans la production de blé, de maïs, de viande bovine et de lin ; la Birmanie avec le riz ; le Brésil avec le café ou encore la Nouvelle-Zélande avec les produits laitiers. Elle est à nouveau à l’œuvre, dans le cadre de ce qu’on appelle « la deuxième globalisation », avec par exemple le soja en Amérique latine ou le blé et le maïs en Ukraine.

Ainsi, l’exploitation agricole industrielle est désormais spécialisée et intégrée au sein de filières qui comprennent en amont les multinationales de la chimie pour la fourniture des pesticides, des engrais et des semences, les provenderies pour la fourniture d’aliments pour les animaux, les banques pour la fourniture de crédits et enfin les entreprises du machinisme agricole. Puis en aval les coopératives géantes, les négociants et une poignée d’entreprises agroalimentaires et de la grande distribution. Pour compléter le tableau, il faut encore ajouter toute une batterie d’organisations – coopératives, privées ou publiques – qui fournissent services et conseils technico économiques. L’agriculteur est désormais un rouage, dépendant de nombreux autres, de ce qui est devenu le « système alimentaire industriel ». De l’autonomie relative des communautés paysannes – autonomie entendue comme capacité à définir ses propres règles – il ne reste plus grand-chose.

— Américanisation, libéralisation et bureaucratisation

Annoncée de nombreuses fois comme en déclin ou morte, l’hégémonie des États-Unis n’a cessé de se manifester au cours du XXe siècle. Le mouvement n’a pas été linéaire et deux dates en marquent l’avancée : 1945 avec la victoire sur l’Allemagne et le Japon et 1989 avec la victoire sur l’URSS. Au cours de ces décennies, malgré la diminution importante de leur part dans la richesse mondiale et des changements d’orientation radicaux de leur politique économique, les États-Unis ont représenté un modèle pour le monde entier, insufflant notamment de nouvelles façons d’organiser la production et les échanges.

Dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation, les États-Unis jouent un rôle de pionniers dès le XIXe siècle. C’est dans ce pays que se créent diverses ma-chines agricoles qui annoncent le processus de motorisation du siècle suivant et que se mettent en place la standardisation des produits agricoles et les marchés à terme (Cronon, 1991) – marchés presque parfaits au regard des manuels d’économie : concurrence pure et parfaite, information parfaite, absence d’incertitude sur la qualité des produits échangés, etc. Mais c’est aussi aux États-Unis que s’est imposée en premier « la main visible des managers  » (Chandler, 1977), avec l’émergence d’entreprises géantes (General Food, Procter and Gamble, Massey Ferguson, Cargill, etc.) ne pouvant prospérer que grâce à une abondante bureaucratie, une armée de cols blancs chargés de planifier, contrôler, conseiller, négocier, influencer et bien d’autres fonctions encore dans le domaine dit de la « gestion » ou, pour reprendre les termes de Michel Foucault, de la « conduite des conduites » (Dreyfus et Rabinow, 1984).

Au milieu du XXe siècle, après deux guerres mondiales et une crise économique toute aussi mondiale, les États-Unis sont devenus l’économie nationale par excellence, capable de produire tout ce qu’elle consomme et de consommer tout ce qu’elle produit. Ils sont devenus un modèle que six pays d’Europe de l’Ouest cherchent à reproduire en s’unissant au sein d’une communauté et, sous le terme de « développement », un modèle qui fascine les gouvernants des pays d’Amérique latine et ceux nouvellement décolonisés en Afrique et en Asie. Dans le domaine agricole, le centrage sur le marché national dépend largement d’une intervention étatique tous azimuts. La présidence de Franklin D. Roosevelt la met en place pour faire face à une surproduction que le libre jeu des forces du marché ne semblait pas pouvoir réduire. À la fin de la Seconde Guerre mondiale puis de la guerre de Corée (1951-1953), les excédents s’accumulent à nouveau. Le gel des terres, le stockage public, l’appui à la promotion de la consommation de viande, l’aide alimentaire, l’ouverture du marché des oléoprotéagineux ailleurs dans le monde et, plus tard, le soutien aux biocarburants sont autant d’instruments privilégiés par les autorités étatsuniennes pour réduire ces excédents. En Europe, la politique agricole commune (PAC) multiplie elle aussi les instruments de régulation des marchés agricoles. Les rêves français d’autarcie impériale sont abandonnés au profit d’un nouveau rêve, l’autosuffisance alimentaire. Les pays désormais appelés « en développement » en font aussi un slogan, même si la taxation de leur agriculture, au nom de l’industrialisation accélérée, l’emporte (Daviron, 2020).

Puis, à la fin de la décennie 1970, vient le néolibéralisme. L’intervention étatique sur les marchés, qui était précédemment louée, devient honnie. Au Royaume-Uni, Margaret Thatcher est la première à négocier le virage. Ronald Reagan suit de peu aux États-Unis et dispose de moyens d’une tout autre ampleur (le dollar, entre autres) pour doter le monde d’une nouvelle norme de politique économique. Au regard du libéralisme des XVIIIe et XIXe siècles, le « néo  » se caractérise par l’importance ac-cordée, dans le marché, à la compétition plutôt qu’à la coopération. Sur les marchés agricoles, l’heure est à la libéralisation. Négociations internationales dans le cadre du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) – ancêtre de l’Organisation mondiale du commerce – et programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale imposent le démantèlement des dispositifs publics de régulation des marchés, à un rythme et à une ampleur inversement proportionnels « à la richesse (et la puissance) des nations ». Dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les paiements découplés – les aides directes versées aux agriculteurs sans rapport avec les volumes produits – sont largement adoptés. Dans les pays africains, les effets de la libéralisation sont modérés par la participation réduite aux échanges internationaux. En Chine ou en Inde, milliardaires en population et bientôt en bons du trésor américains (emprunts émis par le gouvernement américain), l’intervention étatique tient bon.

Mais la mise en place d’une compétition vraie, honnête et efficace ne se fait pas par le seul retrait de l’État. Il faut surveiller, contrôler et accréditer le respect de cette concurrence et une nouvelle vague bureaucratique se profile (Hibou, 2012). Chassée avec l’appareillage administratif de régulation des prix sur les marchés agricoles, la bureaucratie revient sous une nouvelle forme. Désormais, l’agriculture doit, pour bénéficier de certains soutiens, sous la forme d’aides publiques ciblées (deuxième pilier de la PAC) ou de prix majorés (produits biologiques), faire la preuve de la vertu de ses pratiques. Celles-ci doivent donc être surveillées. La certification, à l’égal de l’audit dans l’univers des sociétés par action, en est l’instrument privilégié. L’agriculture industrielle acquiert ainsi une nouvelle composante bien peu favorable à l’autonomie des agriculteurs.

— Conclusion

Voilà donc retracée en quelques mots l’histoire de l’agriculture industrielle, jusqu’à ses récents développements. Il ne s’agit que d’une trame de fond. Si les divers processus évoqués ci-dessus se manifestent sur la quasi-totalité de la planète, cela ne signifie pas pour autant uniformisation et création d’un « système alimentaire mondial ». La distinction entre les « états » et les « tendances » (Kautsky, 1988) est ici importante. Les tendances influencent potentiellement l’ensemble des pays, mais les effets de ces tendances (les états qui en résultent) peuvent toutefois diverger radicalement d’un territoire à l’autre, en raison de la diversité des situations initiales et des résistances rencontrées, voire des oppositions induites. Malgré l’hégémonie, la diversité perdure.

Enfin, si l’industrialisation fait l’objet de nombreuses critiques pleinement justifiées sur le plan social et environnemental (chapitre 7), il faut rappeler qu’elle a permis de nourrir une population mondiale qui a explosé au cours du XXe siècle. Malgré la tendance à la baisse du prix des produits agricoles, elle a aussi permis d’augmenter très sensiblement le revenu des agriculteurs grâce à une croissance de la productivité du travail bien plus importante encore que celle des rendements de la terre. L’objectif n’est pas ici de sauver l’agriculture industrielle au nom de ses performances productives, mais de souligner les défis auxquels sont confrontées les alternatives agricoles et alimentaires (dont d’autres chapitres de cet ouvrage font état) que tant d’acteurs appellent de leurs vœux.

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[1La question de savoir ce qui, in fine, est à l’œuvre derrière ces trois grandes transformations ne sera pas traitée ici. La littérature sur les food regimes, qui connaît un grand succès dans le monde anglophone, mais aussi désormais chez les francophones, tend à y voir systématiquement la main du capitalisme, « toujours déjà » en crise. L’histoire du XXe siècle, spectaculairement marquée par l’expérience du socialisme réel, invalide cette lecture. Le socialisme réel s’est tout à fait accommodé du régime métabolique minier et de la division du travail. À la seule référence au capitalisme seront ainsi préférées des visions plus riches comme celle d’Ernest Gellner (1983 ; 1988) et sa lecture de l’industrialisme ou celle d’Anthony Giddens (1990) et ses quatre dimensions institutionnelles de la modernité : capitalisme, certes, mais aussi surveillance, industrialisme et puissance militaire.

[2Abréviation de « Badische Anilin und Soda-Fabrik » : groupe industriel allemand, l’un des leaders mondiaux de l’industrie chimique.

[3Une des ressources spécifiques des hégémons est leur influence sur les idées et leur capacité à convaincre que l’intérêt général se confond avec le leur (Arrighi, 1994). Les États-Unis ont ainsi largement déterminé la façon de voir les problèmes et leurs solutions. René Dumont, professeur d’agronomie connu comme une figure de l’écologie, a ainsi défendu « Les leçons de l’agriculture américaine » (Dumont, 1949).

[4Procédé chimique permettant de fixer le diazote gazeux atmosphérique sous forme d’ammoniac, utilisé notamment dans la fabrication d’engrais azotés synthétiques.