> Préface > Introduction
1 - L’alimentation vue comme relations
2 - Les enjeux du système alimentaire contemporain
3 - L’alimentation au prisme de l’écologie
4 - Discuter les mots d’ordre de l’alimentation durable
5 - Une écologie de l’alimentation pour transformer les systèmes alimentaires
> Conclusion

Les entreprises : vers de nouveaux modèles ?

Auteur(s) : Kessari Myriam, Marais Magalie, Meyer Maryline, Palpacuer Florence, Temri Leïla, Walser Marie

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Parmi la multitude d’acteurs qui peuvent influer sur la durabilité des systèmes alimentaires, les entreprises ont un rôle de premier plan à jouer. Les réponses qu’elles apportent sont aussi variées que la diversité des entreprises elles-mêmes, qui se distinguent selon leur fonction (production, transformation, distribution, services, etc.) et leur profil (statut, taille, mission, situation géographique, mode de gouvernance, etc.). Se pose alors la question de la marge de manœuvre de ces entreprises, tout comme celle des motivations et des formes concomitantes d’un tel engagement (Marais, 2014). Deux voies principales sont utilisées par les entreprises du système alimentaire pour s’inscrire dans une démarche de responsabilité économique, sociale et environnementale  : l’économie sociale et solidaire (ESS) et la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Ce chapitre s’intéresse aux intérêts et aux limites de ces deux dispositifs et discute des opportunités offertes par leur articulation.

— L’ESS : la solidarité comme ancrage

L’ESS trouve ses racines en Europe au cours de la Révolution industrielle (Nicolas, 1988). Avec la formation d’une classe ouvrière à la fin du XIXe siècle se forment les premiers syndicats, mais aussi les premières coopératives de consommateurs avec le cas emblématique des Équitables Pionniers de Rochdale au Royaume-Uni (1866) : des tisserands qui se sont rassemblés pour réaliser des achats communs en gros et ainsi accéder à de meilleurs prix. En France, quelques années auparavant (1834), dans la lignée de l’utopie socialiste pensée par Charles Fourier, Michel-Marie Derrion expérimente à Lyon les toutes premières coopératives de consommateurs (épiceries, boulangeries, vêtements, etc.) dans le cadre d’un « commerce véridique et social  ». Mais c’est au tout début du XXe siècle que le mouvement coopératif prend de l’ampleur avec la création de grandes coopératives de consommateurs : La Bellevilloise, La Prolétarienne, L’Union, La Ménagère, etc. (Gautier, 2012). Ces établissements se développent également dans d’autres pays d’Europe, en Italie notamment. Les coopératives agricoles naissent dans cette même vague : il s’agit pour les agriculteurs de mettre en commun leur production, puis de la transformer et la commercialiser par eux-mêmes, en se passant des négociants. La première coopérative viticole, créée dans l’Hérault en 1901 sous le nom des « Vignerons libres de Maraussan » (Draperi et Touzard, 2003), vendait d’ailleurs son vin en direct à la Bellevilloise à Paris. Au cours du XXe siècle, les coopératives ont progressivement pris place dans l’économie européenne et mondiale. En 2021, l’Alliance coopérative internationale faisait état de l’existence de plus de trois millions de coopératives dans le monde, principalement dans le secteur agricole, mais aussi dans la finance et l’assurance.

En France, les structures relevant de l’ESS sont définies historiquement par leur statut. Ce sont des associations, des mutuelles, des coopératives ou des fondations, qui respectent les mêmes principes éthiques de gouvernance partagée, de non- rentabilisation du capital et de satisfaction des membres. Depuis la loi de 2014 relative à l’ESS, cette définition devient inclusive : quel que soit son statut, une entreprise de l’ESS est considérée comme telle si elle poursuit un but autre que le seul partage des bénéfices, si elle a une gouvernance démocratique et si elle met en œuvre une gestion à lucrativité limitée. Cette évolution permet d’intégrer des entreprises dites « classiques » qui s’engagent à respecter les principes de l’ESS. En France, il existe une grande diversité de modalités d’organisations collectives et de formes juridiques des activités agricoles et alimentaires.

Les actions portées par les structures de l’ESS dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture tendent à s’inscrire dans une forte dimension collective et coopérative, dans laquelle il est question de « penser en commun  ». Dans le domaine agricole et alimentaire, les coopératives restent les acteurs emblématiques d’une telle contribution, même s’il semble difficile de circonscrire précisément leur engagement et leurs impacts sociétaux. On peut citer le cas de deux coopératives : Biocoop (distributeur) et Ethiquable (importateur, transformateur), engagées dans des démarches de soutien à l’agriculture biologique ou de commerce équitable, lequel s’appuie en amont sur des groupements de producteurs (coopératives ou associations).

Les structures de l’ESS sont généralement ancrées dans le « local », « au service de » et « en lien avec » leurs communautés. Selon Jérôme Blanc (2008), il existe une forme de durabilité dans l’ancrage territorial des entreprises de l’ESS qui rend difficile d’envisager, par exemple, « que les salariés sociétaires votent la délocalisation d’une activité qui les fait vivre ». La frontière qui peut exister dans les entreprises classiques entre parties prenantes externes (usagers, fournisseurs, clients) et internes (sala-riés, propriétaires) est en partie abolie dans les entreprises de l’ESS, ce qui élimine de nombreux obstacles liés au développement d’initiatives durables (Akhabbar et Swaton, 2011).

L’ESS ouvre par principe une voie de développement de modèles économiques tournés vers l’intérêt général. Les initiatives citoyennes qui se développent dans les domaines de l’agriculture et de l’alimentation durables sont nombreuses à s’ancrer dans les principes de l’ESS (chapitre 19). Elles visent à l’insertion professionnelle, au développement de l’économie circulaire, au commerce équitable, au développement de modes de production, de transformation et d’approvisionnement plus solidaires et coopératifs, etc. [1] Le principal objectif n’est pas la reproduction de capital mais bien la recherche d’une utilité sociale. Si les entreprises de l’ESS sont en avance en matière de gouvernance démocratique, elles pèchent parfois dans les domaines de l’environnement (Nyssens et Petrella, 2015). Elles sont aujourd’hui encouragées à mieux formaliser leurs initiatives responsables, à améliorer la mise en œuvre de leurs principes fondateurs (Bidet et al., 2019) et à mesurer de façon concrète leurs impacts sociétaux et environnementaux.

À travers ses fondements militants et les spécificités de ses formes organisationnelles, l’ESS offre une voie prometteuse pour co-construire de nouveaux récits communs à l’échelle du territoire, et un nouveau contrat social à l’échelle nationale (Bernon et Morvan, 2021). Parallèlement, les entreprises dites « classiques » du système alimentaire, et notamment les géants de la transformation et de la distribution, sont aussi appelées à changer.

— La RSE : quand les entreprises « classiques » prennent leurs responsabilités

La RSE trouve ses origines au sein de grandes entreprises concentrant capitaux, outils de production et moyens humains dès la fin du XIXe siècle, notamment aux États-Unis. Sous une impulsion religieuse, d’inspiration protestante – ou catholique en France – et dans une perspective initialement philanthropique, les dirigeants se sont posé la question de la responsabilité de leur entreprise vis-à-vis de la société, et des communautés dans lesquelles elle opérait. Il s’agissait aussi, pour partie, de restaurer leur légitimité alors contestée par divers mouvements sociaux. Cette notion est entrée dans le monde académique au milieu du XXe siècle avec les travaux de Howard Bowen (1953). Dans cette perspective, il est question pour l’entreprise d’avoir une mission complémentaire et distincte de son but lucratif. Dans l’univers anglo-saxon, cette ambition se formalise dans les années 1970 par la notion de purpose (but) d’entreprise. À titre d’exemple, le glacier Ben & Jerry’s, créé en 1978, fait office de pionnier en déclarant dès ses premières années poursuivre une « triple mission » : économique, sociale et produit (Utopies, 2021).

Dans les années 1980, la responsabilité sociétale des entreprises s’insère dans le courant du « développement durable ». Le rapport Bruntland (Notre avenir à tous, 1987) a très largement contribué à la popularisation de cette notion. Dans les organisations, ce sont des cabinets de conseils (comme SustainAbility dès 1994) qui font la jonction entre RSE et développement durable. En 1995, les grandes entreprises mondiales constituent le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD). L’Europe, quant à elle, s’empare de la RSE à partir des années 2000, avec en particulier la publication d’un Livre vert (Commission européenne, 2001), qui donne de la RSE une définition de référence la désignant comme « l’intégration volontaire par les entreprises des préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes ». Depuis, la définition a évolué et insiste plus sur les impacts que sur la seule intégration volontaire. On parle désormais de « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société » (Commission européenne, 2011).

Selon le niveau d’engagement de leurs dirigeants et les perspectives de marché associées, il existe différents degrés de mise en œuvre de la RSE. Elle va de l’évitement, ou de la simple publication d’indicateurs lorsque la RSE représente un enjeu périphérique à l’activité de l’entreprise, jusqu’à la transformation au cœur même du business model (Abdirahman et Sauvée, 2014). La démarche RSE peut être le résultat d’une intégration de la part des entreprises de la critique qui leur est adressée. En effet, le système alimentaire industriel est critiqué pour les risques (économiques, sanitaires, environnementaux, etc.  ; voir chapitre 7) qu’il présente et pour l’opacité dont font preuve certaines multinationales. Il se nourrit de cette critique et y répond au travers de ses innovations (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Lepiller et Yount-André, 2019).

Dans ses formes les plus opportunistes, les démarches RSE sont peu consistantes et représentent surtout des niches commerciales (qui restent à distinguer du greenwashing, des pratiques marketing qui visent à donner une image illusoire de responsabilité écologique). Ainsi, certaines entreprises peuvent investir de nouveaux marchés, d’abord considérés comme des niches, mais au fort potentiel de développement comme le commerce équitable, l’agriculture biologique ou les protéines végétales. Ces nouveaux fronts commerciaux sont le plus souvent associés au respect de cahiers des charges et de procédures de certification qui garantissent la durabilité des produits (Alphandery et al., 2012).

Les entreprises peuvent développer leur démarche RSE après avoir été « bousculées » par leurs parties prenantes, qui exigent d’elles un engagement en faveur de comportements plus responsables. Ces parties prenantes sont situées au sein même de l’entreprise (salariés, actionnaires, etc.), dans la chaîne de valeur (fournisseurs, clients, consommateurs), ou sont des prestataires de service et sous-traitants, des partenaires économiques (banques, etc.), des pouvoirs publics, des médias, des syndicats ou encore des ONG, communautés de citoyens ou d’habitants. Les publications documentées de certaines ONG sur les pratiques des entreprises peuvent avoir un fort impact sur l’évolution de celles-ci. Pour exemples de publications, le rapport Oxfam [2] La face cachée des marques (Hoffmann, 2013) a évalué en 2013 les politiques sociales et environnementales de dix des entreprises les plus puissantes au monde du secteur alimentaire et des boissons [3], et le rapport Soy Scorecard (WWF, 2016) a examiné en 2016 les engagements et les actions de plusieurs grands groupes en matière de responsabilité sur l’utilisation de soja. En mobilisant le pouvoir citoyen et l’opinion publique, ce type d’organisations peut exercer une pression sur les géants de l’agroalimentaire et les pousser à faire évoluer positivement leurs pratiques pour éviter d’être dénoncés. C’est ce que Weaver (1986) appelle les « politics of blame avoidance » (politique d’évitement de la critique). À l’heure de l’impact investing, ou « investissement responsable », les rapports tels que celui de la Food Foundation (notant les supermarchés et restaurateurs anglais) jouent un rôle croissant auprès des investisseurs et actionnaires, de plus en plus nombreux à vouloir soutenir des entreprises responsables.

La mise en œuvre effective de la RSE passe par de très nombreux référentiels, élaborés par différentes organisations. Au niveau international, on peut citer le Global Compact des Nations unies (2000) et les Principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à l’attention des entreprises multinationales, déclinés en 2016 pour « des filières agricoles responsables  ». Notons également les standards de reporting du Global Reporting Initiative, organisation internationale indépendante fondée en 1997 à la suite de la catastrophe environnementale d’Exxon, ou encore le Food and Agriculture Benchmark de la World Benchmarking Alliance. Enfin, la norme ISO 26000 est le résultat de la coopération de plus de 400 représentants de 99 pays membres d’ISO (dont 69 sont des pays en développement) et de 42 organisations des secteurs public et privé. Cette norme propose seulement un guide car elle n’est pas certifiable. Elle a été déclinée pour la chaîne alimentaire en 2019, avec la norme ISO/TS 26030. À noter que les Principes directeurs des Nations unies sur les droits de l’Homme et les entreprises (2011) ont également fourni un cadre à la RSE par le respect des droits humains, notamment dans leur chaîne d’approvisionnement ou « sphère d’influence ».

Parmi les initiatives privées les plus emblématiques à l’échelle internationale, il faut mentionner la labellisation privée B Corp qui certifie les entreprises pouvant faire la démonstration d’impacts réels dans cinq grands domaines : la gouvernance, l’environnement, les communautés, les collaborateurs et les clients. L’ambition de la communauté internationale des entreprises labellisées B Corp est de générer un écosystème d’entreprises visant à améliorer leur impact sociétal et environnemental au-delà de leurs performances économiques et à essaimer leurs « bonnes pratiques » auprès de leurs fournisseurs, partenaires ou clients.

Le géant de l’agroalimentaire Danone offre un exemple d’entreprise ayant exprimé la volonté d’intégrer des enjeux de RSE au cœur de sa mission. Le double projet fondateur de l’entreprise d’allier performance économique et progrès social, mis à mal par l’influence croissante des logiques financières à partir des années 1990, a suscité de multiples initiatives au cours de la décennie suivante pour restaurer sa légitimité sociale. Comme par exemple la création du fonds solidaire Danone Communities [4] ou la collaboration avec des petits exploitants agricoles afin de leur garantir « une vie décente ». En devenant la première filiale B Corp de Danone, l’entreprise Les prés rient bio (Les 2 Vaches), qui développe notamment une filière laitière bio durable en Normandie (par des aides à la conversion et des contrats innovants avec les éleveurs laitiers partenaires), montre qu’une multinationale peut s’engager dans la préservation de l’intérêt de ses parties prenantes, même les plus modestes.

Les grandes entreprises actionnariales, malgré les transformations de leur gouvernance ou de leur management inspirées par une volonté de s’engager dans une durabilité forte, restent soumises à des logiques capitalistiques guidées par des exigences de rentabilité économique immédiate et de rémunération de leurs actionnaires, qui peuvent fragiliser leurs engagements sociétaux et environnementaux. De leur côté, les entreprises de l’ESS, fortes d’un engagement « socialement responsable » fondateur, sont également confrontées, dans la réalité des pratiques, à leurs propres tensions.

— Vers une convergence des modèles ?

Si l’ESS et la RSE sont deux formes d’engagement distinctes, chacune avec sa trajectoire, on constate aujourd’hui certains points de convergence. Certaines entreprises de l’ESS font le choix de s’inscrire dans un processus de labellisation « classique » en RSE, de manière à renforcer leur légitimité et à répondre aux exigences du marché. En effet, l’intégration de nouveaux enjeux sociétaux et environnementaux fait l’objet d’une demande croissante émanant des clients, des négociants ainsi que des distributeurs de l’industrie agroalimentaire. Elle reflète une vigilance accrue, notamment de la part des consommateurs, à l’égard des pratiques de la filière. C’est ainsi qu’un petit groupe de caves viticoles coopératives (structures de l’ESS) a créé en 2017 l’association Vignerons en développement durable (VDD) pour porter une démarche collective en RSE. Leur objectif est d’accompagner les actions des producteurs de la filière vin dans une démarche globale de développement durable, pour valoriser leur différenciation et apporter de nouvelles valeurs ajoutées à leur production. Au-delà des enjeux marchands, cette démarche collective renforce l’identité coopérative en professionnalisant les pratiques par la mise en œuvre d’une démarche de RSE structurée. Elle permet aux coopératives de se « reconnecter » avec leurs parties prenantes, principalement les coopérateurs. L’engagement dans des exigences environnementales nouvelles renforce la solidarité coopérative, ce qui redonne du sens à ce modèle organisationnel (Meyer et al., 2017). Les coopératives souhaitent ainsi jouer un rôle politique et démontrer que, au-delà d’une multiplication des labels dans l’industrie agroalimentaire qui vise avant tout à envoyer des signaux au marché, une démarche authentique d’agriculture responsable, fédératrice et transformationnelle peut exister.

Pour autant, la multiplication des labels et certifications (Alliot et al., 2021) pose question, dans la mesure où elle laisse la possibilité à toute entreprise, engagée ou non, d’afficher un tampon « vert  », « local » ou « social » sur les produits alimentaires. À cette marchandisation exacerbée de la RSE, qui questionne la capacité transformative des initiatives volontaires des entreprises « classiques  », répondent d’autres limites potentielles des entreprises de l’ESS, lorsque celles-ci tendent à privilégier la croissance, par exemple, en mettant à mal leurs valeurs fondatrices. Ainsi, les statuts particuliers des coopératives, mutuelles ou associations peuvent-ils apparaître comme des conditions nécessaires, mais non suffisantes, d’une contribution effective de l’ESS à des systèmes alimentaires plus durables. C’est bien plutôt la combinaison d’un projet politique fort, porté par des organisations engagées au service d’une transition, et d’une forme de gouvernance garante de la priorisation des finalités sociales et environnementales sur une dimension économique (alors envisagée comme moyen, et non comme fin), que résident les potentialités les plus prometteuses.

Parallèlement au mouvement précédent, on voit évoluer les démarches de RSE vers une reconnaissance des fonctions sociales et environnementales des entre prises. Ainsi, en France, la loi Pacte de 2019 introduit la qualité de « société à mission » permettant à une entreprise de déclarer sa raison d’être à travers plusieurs objectifs sociaux et environnementaux au-delà de leur seule mission économique à laquelle elles étaient jusqu’alors circonscrites (Segrestin et al., 2021). Dans la lignée de son double projet économique et sociétal initié dès 1972 par Antoine Riboud, Danone a été en 2020 la première entreprise française du CAC 40 à se doter de ce statut, suivie par d’autres entreprises de l’agroalimentaire comme le groupe de coopératives agricoles InVivo. Au sein d’une société à mission, un comité réunissant différentes parties prenantes est destiné à garantir le suivi de la mission, et la mise en œuvre des engagements est évaluée par un organisme indépendant. La création de ce statut semble rapprocher la RSE de l’ESS, mais une différence subsiste entre les deux démarches. Dans le cas de la RSE et même de l’entreprise à mission, la fonction première de l’entreprise reste le profit. Ce qui est reconnu est de pouvoir afficher, en complément pourrait-on dire, des fonctions environnementales et sociales. Ce statut ne génère aucune contrainte sur la redistribution des dividendes ou sur la politique salariale, au contraire de l’ESS. Et le risque subsiste qu’en continuant de privilégier le rendement financier, les objectifs sociaux et environnementaux soient marginalisés et empêchent la création d’un impact sociétal véritable (Marais et al., 2020). Il n’empêche que cette loi marque une évolution vers la reconnaissance de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, même si les conditions de sa mise en œuvre et son véritable impact posent encore question (Morteo et Tchotourian, 2019).

Une autre évolution mérite d’être mentionnée qui porte sur l’inscription des entreprises dans des dynamiques territoriales comme les projets alimentaires territoriaux (PAT) ou les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE). Dans les domaines de la production et de la distribution alimentaires, ces projets ou ces pôles s’inscrivent dans des modèles architecturés en réseaux qui, en se substituant à une organisation agricole linéaire, favorisent le partage, voire la mutualisation de moyens logistiques et de compétences, la conception de nouveaux services, l’exploitation des ressorts de l’économie circulaire et l’implication des consommateurs (Bernon et Morvan, 2021). Ces initiatives reposent sur la collaboration d’entreprises de l’ESS et d’entreprises classiques.

— Conclusion

Le monde des entreprises semble prendre la mesure d’un besoin de transformation des systèmes alimentaires face aux enjeux de la durabilité. Les deux formes d’engagement dans ce sens que constituent l’ESS et la RSE rencontrent directe-ment un certain engouement. Dans plusieurs régions du monde, cet engagement fait l’objet d’une institutionnalisation juridique, qui reconnaît un statut spécifique aux entreprises qui se donnent une autre finalité que la seule finalité économique : Benefit Corporation aux États-Unis, Società Benefit en Italie, Sociedades de Beneficio e Interés Colectivo en Colombie, Sociétés à mission en France, etc. (Utopies, 2021). La pression du marché, demandeur d’aliments présentant des garanties sur les conditions de production et d’échange, mais aussi la pression politique exercée par les ONG qui dénoncent les pratiques de certaines entreprises ont largement contribué à cet intérêt pour ces formes d’engagement.

Pour parvenir à véritablement jouer un rôle dans la transition vers des systèmes alimentaires durables, les leçons que l’on peut tirer des expériences passées montrent la nécessité de coupler un fort engagement politique de l’entreprise et une forme de gouvernance participative et élargie adaptée en interne. Ce sont ces deux éléments qui peuvent garantir le maintien, dans la durée, des fonctions sociales et environnementales de l’entreprise. Il faut à la fois un projet fort et des instruments pour le mettre en œuvre.

Sur ce dernier point, des progrès restent à faire pour transformer l’environnement dans lequel évoluent les entreprises. La finance est un des éléments cruciaux de cet environnement. Même si se développe encore timidement une forme de responsabilité sociale et environnementale des investisseurs et actionnaires, ils ne sont pas véritablement les moteurs de l’évolution des entreprises vers leur responsabilité sociétale. Dans la gestion financière des entreprises, le développement de la comptabilité verte, permettant de mesurer non seulement les résultats financiers mais aussi environnementaux, montre la voie (Rambaud et Richard, 2015).

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[1Pour illustration, voir le rapport Alimentation durable et économie sociale et solidaire : les liaisons fertiles (Bardot, 2020).

[2Organisation internationale de développement qui a pour objectif de mobiliser le pouvoir citoyen contre la pauvreté.

[3Associated British Foods (ABF), Coca-Cola, Danone, General Mills, Kellogg, Mars, Mondelez International (anciennement Kraft Foods), Nestlé, PepsiCo et Unilever.

[4Fonds d’investissement social créé en partenariat avec le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus.