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N° 1/ L’anémie en Côte d’Ivoire : l’intérêt d’une approche sociale

Les points clés de ce So What ?

 Plutôt que de pointer du doigt la non connaissance des mères ou leur
non respect des recommandations (officielles ou de leurs aînées) en termes d’alimentation de leur enfant, nous proposons de mobiliser les sciences sociales pour mieux les comprendre.
 Nos résultats révèlent ainsi que les symptômes de l’anémie sont bien connus et reconnus par les mères, mais qu’un certain nombre de croyances leur font ignorer les causes « officielles » de cette maladie et adopter des traitements curatifs non adaptés.
 Cette compréhension approfondie des pratiques et représentations des mères peut apporter des leviers pour mieux adapter la communication à leur égard, et les interventions destinées à lutter contre cette maladie et contre la malnutrition plus généralement.

La situation nutritionnelle en Côte d’Ivoire inquiète. Dans ce pays d’Afrique subsaharienne, l’alimentation infantile est au centre des préoccupations nationales depuis plusieurs années. La lutte contre la malnutrition est intégrée dans des programmes nationaux destinés à promouvoir et soutenir une bonne alimentation du nourrisson et du jeune enfant, la protection de l’allaitement maternel et la lutte contre les carences. Cependant, la situation se dégrade et le rapport du Landscape Analysis (2010) souligne que les causes de cette dégradation ne sont pas encore bien comprises. En 1997, les carences en fer étaient de 35 % chez les enfants en âge préscolaire, 29 % en âge scolaire et 45 % pour les femmes enceintes. Dix ans plus tard en 2007, elles étaient de 50 % chez les enfants en âge préscolaire (+15 points), 59 % en âge scolaire (+30 points) et 58 % pour les femmes enceintes (+13 points). Or, la petite enfance est un moment critique et déterminant pour la suite du développement de l’enfant. Le PNN (Programme national de nutrition) et l’OMS (Organisation mondiale de la santé) expliquent la malnutrition et les carences par de « mauvaises pratiques alimentaires » et une méconnaissance des recommandations nutritionnelles. Matorel (dans Dewey, 2003) ajoute qu’un fort taux de maladies infectieuses est une autre cause directe de malnutrition. Outre ces éléments, la dégradation de la situation n’est pas bien documentée : qu’est ce qui a changé concrètement dans les pratiques ? Quelles sont les normes recommandées, et quelles sont les pratiques devenues des normes sociales déclarées par les mères, comparées à celles de la génération précédente ? Ces pratiques ont-elles un réel impact sur la malnutrition ?

Le rapport du Landscape Analysis prône une étude sociologique des pratiques pour mieux comprendre la situation. Un mode de vie plus urbanisé sous-entend des changements de normes économiques et sociales, et probablement des changements de comportement. Le modèle de la famille peut évoluer, les sources d’influence changent, mais le manque de données récentes et fiables permettant de documenter les pratiques et leurs sources de changement, notamment concernant les enfants de moins de trois ans, rend plus difficile la prise de décisions efficaces pour lutter contre la malnutrition. L’enjeu de cette étude est donc de proposer un diagnostic quant au changement de pratiques : ce changement est-il réel  ? Comment la malnutrition et plus particulièrement l’anémie est-elle perçue, dénommée culturellement, quels en sont les symptômes connus et qu’utilise-t-on pour lui faire face ? Quelles sont les causes dénoncées ?

Pour répondre à ces interrogations, une équipe de socio-anthropologues a cherché à analyser l’évolution des façons d’alimenter les enfants et leurs liens avec les carences en fer, dans les milieux urbains et semi-urbains ivoiriens.

Le premier objectif était de comprendre les pratiques d’alimentation des enfants, et de comparer les représentations des mères, grands-mères, et les discours officiels sur les bonnes pratiques à suivre pour avoir un bébé en bonne santé. Le second objectif était d’évaluer les connaissances des différentes catégories socioéconomiques sur les liens entre alimentation et anémie, pour comprendre les enjeux sociaux autour de l’anémie.

Les représentations d’un enfant en bonne santé : un enjeu social

Les recommandations officielles  

Les spécialistes (pédiatres, puéricultrices, obstétriciens, sages-femmes, etc.) basent leurs conseils sur les recommandations internationales, c’est-à-dire celles de l’OMS ou de l’Unicef. Un enfant en bonne santé répond à des normes officielles en termes de nutrition, et ces professionnels expliquent les problèmes de santé publique et de malnutrition par de mauvaises pratiques alimentaires.

L’idéal des mères et des aînées  

Pour la population ivoirienne, un « beau bébé » est un bébé « en forme », bien portant et non chétif, signe qu’il n’a pas la santé fragile et qu’il n’est pas sous-alimenté. Son teint doit aussi être éclatant  ; il est propre et parfumé pour susciter l’envie d’être porté et cajolé, et faire ainsi la fierté de sa maman. Pour se rapprocher de cet idéal, les pratiques sont orientées pendant la grossesse avec de multiples règles, alimentaires ou non, concernant la maman, et après l’accouchement avec des croyances visant à faire grossir le bébé. Les mères néo-urbaines mettent en place des stratégies pour susciter l’appétit, et que le bébé mange bien ce qui lui est présenté. Parmi les pratiques alimentaires, on notera notamment l’utilisation de vitamines et d’aliments survitaminés comme le « Custard powder », une farine infantile fabriquée au Nigeria. Surtout pour les mères néo- urbaines encore prises en tenaille entre les valeurs traditionnelles et les normes urbaines, un gros bébé est un bébé dont la mère s’occupe bien, c’est donc une fierté et une marque sociale. En outre, il y a dans les représentations un fort lien entre la santé de l’enfant et ce que l’on révèle sur la situation socio- économique du ménage.

Ces enjeux autour de l’apparence de l’enfant influencent alors les perceptions et/ou les déclarations des interviewées autour de l’anémie.

L’état des connaissances sur l’anémie dans la population


La connaissance culturelle de la maladie

L’anémie est bien connue des Ivoiriennes. Il existe autant de dénominations de cette maladie que d’ethnies, preuve que celle-ci est assez ancienne pour que les différentes générations sachent la nommer, contrairement à l’obésité infantile plus difficile à appréhender pour les femmes interviewées. Désignée sous les noms de « m’piamomonsè  » dans l’ethnie abey ou « djoriko » dans l’ethnie dioula par exemple, ces termes ont pour signification : « l’enfant n’a plus de sang dans son corps » ou « le sang est fini dans son corps » : c’est donc l’imaginaire du sang qui se tarit dans le corps de l’enfant.

La reconnaissance des symptômes

Les symptômes sont aisément décrits par les interviewées : un enfant fatigué, au teint et yeux pâles, essoufflé au moindre effort, qui ne joue plus, avec la plante des pieds et les paumes des mains froides et jaunâtres, qui a de la fièvre et perd l’appétit, avec de possibles maux de tête. L’anémie est donc bien reconnue, par ces signes qui vont à l’encontre de l’idéal du beau bébé.

Les pratiques curatives et thérapeutiques employées

Plusieurs remèdes sont employés : les thérapies non alimentaires comprennent des produits pharmaceutiques prescrits dans les centres de santé et/ou des traitements à base de plantes sous forme d’infusion ou décoction de couleur rouge sang, préparée par une tradi-practicienne, avec des feuilles de teck ou d’anango. La confiance accordée à ces produits est disparate, et selon les interviewées les décoctions et infusions sont plus efficaces que les produits pharmaceutiques. Il est à noter que l’approche thérapeutique non médicamenteuse est plus courante dans les couches sociales les plus défavorisées.

Parmi les thérapies alimentaires il existe une recette préparée avec 33 cl de Coca Cola® et une boîte de 100 g de concentré de tomates. Si l’origine de la recette est floue, l’efficacité est « reconnue » par les interviewées. Le jus de bissap est aussi consommé pour ses supposées vertus thérapeutiques, en lien avec sa couleur rouge, comme s’il venait corriger le déficit de sang. À côté de cette recette particulière, on modifie le régime alimentaire de l’enfant en y incluant plus de feuilles : épinards, feuilles de patate, ou de manioc, et si les revenus disponibles le permettent, on peut y ajouter du foie de bœuf. On remarquera que ces remèdes traditionnels, recette particulière et décoctions, sont de couleur rouge.

Pour conclure, la maladie est bien connue par les femmes ivoiriennes, qui la nomment aisément, en connaissent les symptômes et les remèdes. En revanche, les causes sont plus discutées tout comme les manières de la prévenir.

Les étiologies de l’anémie : les causes officielles et les croyances des mères et grands-mères

Comprendre les causes attribuées à l’anémie apparaît comme une clé pour pouvoir lutter contre la malnutrition. En effet, il faut proposer des solutions adaptées aux croyances qui se transmettent de génération en génération dans la population, face aux recommandations des pouvoirs officiels qui ont du mal à comprendre comment impacter les pratiques.

Des grands-mères qui accusent les nouvelles pratiques des mères

Les grands-mères dénoncent un sevrage trop précoce, et une alimentation non adaptée au nourrisson, avec l’arrêt prématuré de l’allaitement exclusif. Elles remettent en cause les décisions prises par les mères, qui ne proposent plus le même itinéraire alimentaire à l’enfant qu’à leur époque. La période d’abstinence sexuelle post-partum est aussi suspectée de ne plus être suivie : la mère aurait « infecté » son bébé par sa sexualité, dangereuse pour l’enfant. Les grands-mères incriminent donc le non respect des traditions par la mère, sur le plan alimentaire mais aussi plus globalement.

Des mères qui reconnaissent plus difficilement la cause alimentaire

Les mères reconnaissent plus difficilement la cause alimentaire de l’anémie  ; peut-être est-ce par méconnaissance réelle, ou bien parce que par un processus indirect, ceci les désignerait comme responsables. En effet, la santé de l’enfant est une fierté et est reliée dans l’imaginaire social à la situation du foyer. Les mères peuvent alors se sentir directement responsables, et dégradées sur le plan de la représentation de leur situation socioéconomique, puisque reconnaître une cause alimentaire serait avouer les conditions précaires de son ménage. Ainsi certaines relient plutôt l’anémie au paludisme ; les fortes fièvres répétées feraient évaporer le sang de l’enfant et en expliqueraient la diminution. Un « oiseau qui suce le sang » est aussi cité comme cause du sang qui se tarit, ou c’est « une maladie des nouveaux temps ». Cette dernière expression souligne le fait que même si elle est connue culturellement, peut-être que dans les « nouveaux temps » ou temps modernes cette maladie est de plus en plus observée ou plus reconnue.

Les discours officiels

Dans les analyses officielles, la santé de l’enfant est directement liée au stade de diversification. Les changements de pratiques alimentaires concernant l’alimentation infantile sont vus comme une cause possible. En effet, le mode de vie a évolué avec un nouvel environnement familial : une femme active, un couple monogame et donc l’importance de garder son mari en reprenant une vie sexuelle, une famille moins multigénérationnelle avec une grand-mère parfois moins présente pour aider et remplacée par des nounous et des collatéraux qui reprennent son rôle. Dans ce mode de vie, la période d’allaitement exclusif est raccourcie par rapport aux normes traditionnelles, et après trois mois il est courant d’introduire les bouillies ou les aliments industriels pour les classes plus aisées. Cette étape semble clé, alors que les carences en vitamines sont généralement rares chez les enfants allaités exclusivement au sein (Dewey, 2003). De manière générale, toutes les phases de l’itinéraire alimentaire sont réduites par rapport aux normes traditionnelles décrites par les grands-mères, et dès l’âge de huit mois l’attention particulière accordée à l’alimentation de l’enfant diminue, ce dernier mangeant alors comme les autres membres de la famille. D’après les mères, les premières crises d’anémie apparaissent vers un an. Se peut-il qu’elles soient liées à ce changement de pratiques ? 

Pour conclure

L’alimentation des enfants est un champ social de confrontation de normes (scientifique, socioculturelle) en permanence soumis aux influences des transformations sociétales. Pour les mamans, alimenter leurs bébés et leurs enfants, c’est faire un arbitrage perpétuel entre le souhaitable, le socialement acceptable et le possible ; mais un possible qui tient compte de la pluralité des fonctions et statuts sociaux dans l’identité de femme : fonction de mère, d’épouse ou de compagne, mais aussi statut de femme active dans ce nouveau mode de vie « urbanisé ». C’est au creux de cette confrontation des normes scientifiques et des pratiques devenues elles-mêmes des normes pratiques que se logent les transformations discrètes de l’itinéraire alimentaire des enfants. Il est donc important de comprendre l’écart entre normes et pratiques alimentaires, de comprendre surtout les logiques sociales des pratiques d’alimentation des enfants si l’on veut prévenir l’anémie via une attention particulière, notamment au moment de la diversification. Cette approche sociologique a permis de mieux comprendre des facteurs qui étaient difficiles à saisir à travers une approche nutritionnelle pure.

Méthode

L’étude [1] a eu lieu en milieu urbain et semi-urbain dans les villes d’Abidjan et de Bouaké, de mai à août 2013. Abidjan, capitale économique, se trouve au sud du pays ; et Bouaké se trouve au centre. Dans ce contexte urbain de forte conjugaison de modernité et de tradition, les enjeux sur l’évolution des pratiques apparaissent plus clairement. Dans l’étude, 100 mères et grands-mères d’enfants de 0 à 3 ans, ayant déjà été confrontées à l’anémie, ont été interviewées. Elles ont été interrogées sur les recours thérapeutiques et non médicamenteux utilisés face à l’anémie, et les représentations sociales associées. Enquêter sur plusieurs générations permet de comparer les pratiques pour en comprendre les évolutions.

Les populations de ces deux villes offrent des profils divers en termes de catégories socioprofessionnelles, d’origines ethniques et géographiques, et 50 femmes ont été interviewées dans chaque ville : 33 mères et 17 grands-mères à Abidjan, et 34 mères et 16 grands-mères à Bouaké. Des entretiens semi-directifs de 2 à 3 heures ont été menés, et ces données déclaratives ont parfois été complétées avec de l’observation, lorsque la rencontre tombait pendant la tétée, la préparation ou le repas des enfants.

Pour approfondir l’étude des divergences entre les normes des grands-mères, des mères, et les recommandations officielles, notamment sur l’anémie infantile, deux focus groups ont aussi été menés à Abidjan et Bouaké.

Auteurs

 Francis AKINDÈS, Gisèle SEDIA, Gisèle KOUAKOU, Chaire Unesco de bioéthique, Bouaké, Côte d’Ivoire
 Nicolas BRICAS, Cirad, Montpellier, France

Références

Rapport du Landscape Analysis pour la Côte d’Ivoire, Programme national de nutrition, 2010. République de Côte d’Ivoire, ministère de la Santé et de l’hygiène publique, 74 p.

Dewey K., 2003. Principes directeurs pour l’alimentation complémentaire de l’enfant allaité au sein, éditions de l’OMS-OPS, 36 p.

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[1Les données présentées dans cet article sont issues d’une recherche collaborative sur les styles alimentaires entre la Chaire Unesco de bioéthique de Bouaké, le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad), Danone Nutricia Africa and Overseas, et Danone Nutricia Research.