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N° 2/ Les profondes mutations des consommations alimentaires en Afrique subsaharienne

Les points clés de ce So What ?

 Le système alimentaire est largement dépendant du marché, y compris en milieu rural.
 Le marché alimentaire intérieur est très largement supérieur aux marchés d’exportation pour les produits agricoles.
 Marchés urbains et ruraux sont quasi équivalents en taille économique.
 À l’échelle nationale, les produits amylacés représentent environ
40 %, les produits animaux environ le quart et les autres produits environ le tiers de la valeur économique de l’alimentation.
 La question alimentaire ne peut plus se limiter à celle des céréales.

Pour renseigner les situations de sécurité alimentaire, de nombreux efforts ont été fournis ces dernières années pour améliorer les statistiques de production et de prix alimentaires, en particulier sur les céréales, compte tenu de leur importance dans la ration calorique. En revanche, moins d’efforts ont été consacrés à la mesure de la consommation et à la compréhension des pratiques et représentations alimentaires. Pourtant, tous les pays mènent des enquêtes nationales sur la consommation des ménages (ENCM) afin de construire des indicateurs macroéconomiques. Les données qu’accumulent les instituts nationaux de statistiques constituent une formidable ressource pour l’élaboration et le suivi de politiques alimentaires. Le Cirad et Afristat, en collaboration avec l’Agence française de développement (AFD), ont entrepris de montrer l’intérêt de la valorisation de ces données.

Le marché est devenu dominant, y compris en zone rurale

À l’échelle nationale, les achats représentent entre les deux tiers et plus de 90 % de la consommation alimentaire selon les pays. La part du marché dans la consommation est, sans surprise, très importante en ville : elle dépasse 80 % de la valeur de la consommation dans les villes secondaires et 90 % dans les villes principales. Plus surprenante est la part désormais dominante des approvisionnements marchands dans la consommation alimentaire des ruraux. L’autoproduction représente désormais moins de la moitié de la valeur économique de ce qui est consommé. On est donc loin d’une situation ancienne où l’alimentation des ruraux était essentiellement assurée par leur propre production. Le système alimentaire est désormais largement monétarisé. Ceci signifie que les ménages, y compris ruraux, sont devenus très largement dépendants des prix, et pas seulement de leur production agricole, pour leurs approvisionnements alimentaires.

Une telle situation peut s’expliquer par deux phénomènes. Tout d’abord, la population rurale ne se réduit pas à des familles d’agriculteurs  : elle comprend la population de bourgs, voire de petites villes (au Nigeria, la population rurale vit dans des agglomérations allant jusqu’à 20 000 habitants), et par conséquent une population vivant d’activités non agricoles (artisanat agroalimentaire, artisanat de construction, réparation, commerce, transport, éducation, santé, services, etc.) qui recourt au marché pour s’approvisionner. Par ailleurs, les agriculteurs vendent une partie de leur production sur le marché international ou intérieur. De plus, nombre de ruraux bénéficient de transferts sociaux de la part de membres de leurs famille émigrés en ville ou à l’étranger (Losch et al., 2012). Avec ces revenus et ces transferts, les ruraux achètent désormais la majeure partie en valeur de leur nourriture.

Cette part élevée du marché dans la consommation alimentaire des ruraux a une conséquence importante : même s’ils ont davantage de possibilités de recours à l’autoproduction que les citadins, ils sont désormais largement sensibles aux variations de prix des aliments sur les marchés. Les hausses de prix à la consommation, si celles-ci sont supérieures aux hausses de prix à la production, ont une incidence forte sur leur sécurité alimentaire, compte tenu de la faiblesse de leur pouvoir d’achat (comparé à celui des urbains). De ce fait, les problématiques de sécurité alimentaire des urbains et des ruraux tendent à se rapprocher avec l’augmentation du rôle du marché et des prix.

La valeur du marché intérieur peut être comparée à celle des exportations de produits agricoles et alimentaires en la convertissant en dollars selon le taux de change moyen de l’année de l’enquête. En valeur économique, les marchés alimentaires intérieurs sont, pour tous les pays (y compris les gros exportateurs de produits agricoles comme la Côte-d’Ivoire ou le Cameroun), nettement plus importants que les marchés à l’exportation (graphique 1).

Un tel résultat signifie que, pour les producteurs agricoles de la région, les débouchés commerciaux que représentent potentiellement les marchés intérieurs de leur pays sont nettement supérieurs aux marchés internationaux. Même s’ils ne génèrent pas de devises, les marchés intérieurs se développent sur la base d’une multiplication d’activités, souvent à petite échelle, non seulement de production agricole mais aussi de transport, de stockage, de transformation, de distribution, de restauration, et de fourniture de consommations intermédiaires (énergie, équipement, emballage, services). Ces activités sont majoritairement exercées par des femmes et souvent confondues avec des activités agricoles ou domestiques. Elles sont peu reconnues par les pouvoirs publics  : cet « informel de l’informel  » n’a qu’un faible accès au crédit, à la formation, au conseil, et ne bénéficie pas d’une législation adaptée, malgré le véritable rôle qu’il joue dans la création d’emplois et la sécurité alimentaire (Broutin et Bricas, 2006).

Ainsi le marché alimentaire intérieur n’est plus seulement urbain. Le marché rural est désormais loin d’être négligeable : il pèse pour près de la moitié dans le marché alimentaire national. Il faut donc s’affranchir de l’ancienne représentation qui considérait que le marché alimentaire intérieur était essentiellement urbain et que l’enjeu, pour les agricultures locales, était d’abord de reconquérir ce marché. Il est désormais nécessaire de porter plus d’attention aux marchés ruraux, tant comme débouchés pour les agriculteurs qui y écoulent leur production que comme lieux d’approvisionnement pour les consommateurs. Le marché intérieur, urbain comme rural, est donc le principal moteur de développement agricole.

La question alimentaire ne peut plus se limiter aux céréales

Les valeurs économiques des consommations des produits alimentaires destinés à un usage à domicile peuvent être regroupées en trois grands postes :
 le premier est constitué des produits de base amylacés (riches en amidon) et fournissant une part importante de l’énergie : céréales (mil, sorgho, maïs, riz, blé, fonio), racines, tubercules et bananes (manioc, igname, patate douce, pomme de terre, taro, macabo, banane plantain). À l’échelle nationale, ces produits représentent environ 40 à 50 % de la valeur économique de la consommation alimentaire (graphique 2) ;
 le deuxième poste est constitué des produits animaux : viandes, poissons et produits aquatiques, produits laitiers et œufs. Ils représentent entre 15 et 30 %, de la consommation selon les pays ;
 le troisième poste est constitué des autres produits qui comprennent les produits de sauce (légumes, huiles, légumineuses, noix), les produits sucrés (sucre, fruits et boissons non alcoolisées) et les produits achetés à l’extérieur mais consommés à domicile. Ils représentent entre 30 et 40 % de la consommation.

Alors que les débats sur la sécurité alimentaire sont souvent focalisés sur les seules céréales, ces dernières représentent moins de la moitié de la consommation alimentaire, si l’on considère les consommations urbaines et rurales. Cependant, du point de vue nutritionnel, les céréales représentent près des deux tiers de l’apport calorique. L’autre moitié constituée par les produits animaux et les autres produits, représente un enjeu important pour le développement agricole. En effet, pour les agriculteurs, les débouchés que constitue leur consommation sont plus importants que ceux des céréales compte-tenu de la part croissante du marché dans le système alimentaire. De plus, l’enjeu nutritionnel de ces autres produits est crucial dans un contexte où la malnutrition protéino-énergétique se réduit, se rencontrant surtout en situations de crises et de conflits. Les principaux enjeux nutritionnels sont aujourd’hui la réduction des malnutritions chroniques causées par les carences en micronutriments (anémie ferriprive, carences en vitamine A, en zinc, en iode). Nombre de ces produits apportent en effet des nutriments essentiels comme le fer, la vitamine A, les fibres, etc., qui continuent de manquer dans les régimes alimentaires, même si ceux-ci apportent suffisamment, voire trop, de calories. Les nouvelles pathologies nutritionnelles de pléthore (obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires) sont d’ailleurs devenues un problème de santé publique, en particulier en ville : dans la région étudiée, la prévalence du surpoids en moyenne pondérée par la population de chaque pays était de 26,8 % et celle de l’obésité de 6,7 % en 2008, selon les chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Cette nouvelle situation remet en cause la vision d’une nutrition réduite à la seule question des apports énergétiques.

Pour conclure

Le système alimentaire de l’Afrique de l’Ouest s’est rapidement modifié ces dernières décennies : le marché s’est étendu, l’alimentation s’est diversifiée, de nouvelles préoccupations nutritionnelles sont apparues. En ville, la distribution est en rapide évolution avec le développement du libre-service et des supermarchés. La transformation agro-alimentaire s’industrialise, le recours à Internet
pour s’informer voire faire ses courses se développe.

Ces changements rapides sont porteurs à la fois de nouvelles opportunités et de nouveaux risques : sur la création d’emplois, sur la dépendance alimentaire, sur la nutrition et la santé, mais aussi sur l’interaction sociale et l’identité, dont l’alimentation est le support fondamental. Pourtant, ces changements s’opèrent dans un contexte de grande méconnaissance de la consommation et des comportements alimentaires. Si les données des enquêtes nationales sur la consommation des ménages constituent un gisement d’informations utiles aux politiques alimentaires, elles demeurent trop peu exploitées. Les résultats présentés ici montrent que des éléments utiles peuvent être obtenus de ces enquêtes à un coût marginal. D’autres enquêtes, plus légères, plus qualitatives, doivent être menées moins pour mesurer que pour comprendre les changements. C’est une approche pluridisciplinaire de l’alimentation qui apparaît nécessaire pour accompagner pouvoirs publics et acteurs des systèmes alimentaires dans la maîtrise des profondes mutations que connaît le système alimentaire.

Méthodes

Ces données sont issues du traitement de trente-six enquêtes nationales de consommation des ménages (ENCM) conduites dans les pays d’Afrique de l’Ouest, au Cameroun et au Tchad entre 2001 et 2011 sur un total de plus de 230 000 ménages. Les bases de données ont été constituées soit par les instituts nationaux de statistiques (INS) qui ont collaboré à la recherche, soit par la Banque mondiale. Un important travail de codification a été réalisé pour harmoniser les nomenclatures des aliments consommés et pouvoir identifier leur origine locale ou importée, artisanale ou industrielle.Ces enquêtes n’ayant pas été faites la même année, avec le même objectif et avec les mêmes méthodes de recueil et de traitement des données, leur comparaison est difficile, surtout entre deux années pour un même pays. Mais la juxtaposition de leurs résultats permet de dresser une image à grands traits de la consommation alimentaire et des différences observées liées à l’urbanisation et au niveau de vie économique. Par consommation est entendue la somme de l’autoproduction alimentaire des ménages, des dons et transferts non marchands reçus par le ménage et de ses achats. Par marché est entendue la somme des seuls achats. La définition du milieu urbain est propre à chaque pays et n’est pas harmonisée [1].

Auteurs

 Nicolas BRICAS, Cirad, UMR Moisa, Montpellier, France
 Claude TCHAMDA, Afristat, Bamako, Mali

Références

Broutin C. et Bricas N., 2006. Agroalimentaire et lutte contre la pauvreté en Afrique subsaharienne : le rôle des micro et petites entreprises, Éditions du Gret, Paris. 128 p.

Losch B., S. Fréguin-Gresh S. and E.T. White, 2012. Structural Transformation and Rural Change Revisited. Challenges for Late Developing Countries in a Globalizing World, AFD et Banque mondiale, Paris et Washington, D.C., 301 p.

Ce policy brief reprend quelques conclusions de l’ouvrage :
Bricas N., Tchamda C., Mouton F. (dir.), 2017. L’Afrique à la conquête de son marché alimentaire intérieur. Enseignements de dix ans d’enquêtes auprès des ménages d’Afrique de l’Ouest, du Cameroun et du Tchad. Paris, AFD, collection « Études de l’AFD », n° 12, 132 p.

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[1Cette étude, financée et menée en collaboration avec l’Agence française de développement (AFD), a également reçu l’appui financier de la Banque africaine de développement et de la Commission européenne au travers du projet FP7/2007-2011 n° 290693 FOODSECURE. Elle a mobilisé les instituts nationaux de statistique du Bénin, du Cameroun, de la Côte-d’Ivoire, du Mali, de la Mauritanie, du Niger, du Sénégal, du Tchad et du Togo. Les auteurs tiennent à remercier tous les agents de ces instituts qui ont participé à cette étude, ainsi que Florence Mouton et Marie-Cécile Thirion de l’AFD, qui y ont apporté un précieux appui.