Version classiqueVersion mobile

Manger en ville

 | 
Nicolas Bricas
, 
Olivier Lepiller
, 
Audrey Soula
, 
et al.

Partie 3 - Quand la ville invente sa cuisine

Chapitre 11 - « La nourriture de la marmite ». Alimentation et socialisation de l’enfant dans deux villes camerounaises

Estelle Kouokam Magne

Note de l’éditeur

doi:10.35690/978-2-7592-3091-4/c11

Texte intégral

Cette recherche a été effectuée dans le cadre d’un contrat de collaboration entre l’Ucac, le Cirad et Danone Nutricia Research, qui visait à connaître les styles alimentaires chez les enfants de 0 à 3 ans dans les villes africaines. L’auteure tient à remercier mesdames Ghisleine Ouokouomi Djouonang et Anne Laurence Hye Ndindjock, étudiantes en master développement et management des projets en Afrique, qui ont contribué à la collecte des données ethnographiques dans les villes de Douala et de Yaoundé. Ce chapitre a aussi bénéficié des critiques et commentaires de pédiatres et de nutritionnistes réunis lors des ateliers de restitution à Abidjan (juillet 2013) et à Yaoundé (mars 2014).

Résumé. Ce chapitre vise à montrer que l’alimentation de l’enfant de 0 à 1 an dans les villes de Yaoundé et de Douala au Cameroun est un enjeu d’humanisation et de socialisation. De juin 2013 à mars 2014, une recherche qualitative a été réalisée sur la base d’un échantillonnage de type non probabiliste par choix raisonné dans ces deux villes cosmopolites. Les ménages rencontrés ont été choisis à partir de critères socio-économiques, niveau de vie haut, moyen et modeste, ainsi que sur la base de leur diversité ethnique. Les pratiques d’alimentation visent à intégrer l’enfant à son groupe social. Un artefact symbolise cette socialisation de l’enfant : « la nourriture de la marmite ».

Introduction

1Selon le ministère de l’Habitat et du Développement urbain :

« Le taux actuel de croissance annuelle des villes camerounaises est de 5 % en moyenne, avec 7 % pour Yaoundé et 6,4 % pour Douala. En 34 ans (1976-2010), l’effectif de la population urbaine a été multiplié par 4,6. À ce rythme, plus de 75 % de la population camerounaise vivra dans les villes dans un horizon de 25 à 30 ans. »101

2Les études sur l’enfance et l’alimentation dans les villes d’Afrique subsaharienne mettent surtout en relation les déterminants environnementaux avec les déterminants sociaux et la façon dont cela influence la santé des enfants de 0 à 5 ans (Institut national de la statistique, 2011). Ces résultats répondent à des impératifs de santé publique permettant d’évaluer le rôle de l’État dans la prévention et la prise en charge des maladies infantiles, elles-mêmes souvent utilisées comme des indicateurs du niveau économique et social des ménages.

3Au-delà de ces recherches qui visent à rendre compte de situations qui relèvent de l’urgence sanitaire et politique, il est important de comprendre l’ordinaire de l’alimentation des jeunes citadins afin d’accéder aux rationalités au cœur des choix alimentaires des parents, qu’ils soient privilégiés ou pas. Cette recherche a été réalisée dans deux villes camerounaises : Yaoundé et Douala. La première est la capitale politique ; la deuxième est une ville portuaire et la capitale économique du pays. Les pratiques culturelles d’alimentation de jeunes enfants de 0 à 3 ans ont été étudiées en milieu urbain afin de montrer les tensions et les défis de la diversification alimentaire dans un contexte caractérisé par la pluralité des offres alimentaires. Cette tranche d’âge a été choisie parce qu’elle correspond à une période charnière de l’apprentissage du goût chez les enfants. Selon Benoit Schaal, la construction des empreintes sensorielles peut jouer un rôle important dans la prévention des troubles alimentaires et la « possibilité même de ces empreintes sensorielles précoces peut servir à révéler que les enfants sont objets d’influences adaptatives dans la période de construction de leurs systèmes de préférences et de choix les plus primordiaux » (Schaal et al., 2008 : 227).

4Une approche qui allie âge biologique et âge social permet de comprendre les enjeux de l’alimentation des jeunes citadins. La prise en compte de l’âge social permet de comprendre les arbitrages effectués par les mères dans l’initiation des enfants aux modèles alimentaires locaux, entendus ici comme un ensemble d’éléments « sociotechniques et symboliques qui articulent un groupe humain à son milieu, fondent son identité et assurent la mise en place de processus de différenciation sociale interne […] des systèmes de codes symboliques qui mettent en scène les valeurs d’un groupe humain » (Poulain, 2002 : 25).

5Ce chapitre a donc pour objectif principal de montrer comment les ménages urbains de Yaoundé et Douala combinent de multiples références traditionnelles et contemporaines au cours du processus de construction identitaire du jeune enfant de 0 à 1 an. Ce processus possède comme enjeu central l’humanisation et l’intégration de l’enfant à son groupe, ce qui est symbolisé par un artefact au cœur de la commensalité : « la nourriture de la marmite ».

Contexte et méthodologie

  • 102 C’est-à-dire 43,22 euros par mois.

6Au Cameroun, moins de 15 % des chefs de ménage exercent dans le secteur formel de l’économie et 37,5 % des ménages vivent en dessous du seuil de pauvreté. Il s’agit des ménages au sein desquels l’adulte dépense moins de 339 715 francs CFA par an, soit moins de 28 309,58 francs CFA102 par mois pour vivre, selon l’Enquête camerounaise auprès des ménages de 2014 (Institut national de la statistique, 2014).

7Dans ce contexte socio-économique, la nutrition et la santé des enfants de 0 à 5 ans sont un enjeu pour les politiques publiques de santé. Au niveau institutionnel, il existe des organisations chargées de la prise en charge des maladies de l’enfant. On peut citer, entre autres, le Programme national de promotion de l’allaitement maternel (Pnam), le Programme élargi de vaccination (PEV), la Prise en charge intégrée des maladies de l’enfant (PCIME), etc.

8Malgré le fait que l’allaitement du nourrisson soit une pratique socialement valorisée, 33 % des enfants de 0 à 59 mois souffrent de malnutrition chronique au Cameroun. En outre, loin des recommandations de l’Organisation mondiale de la santé, seuls 20 % des nourrissons âgés de 0 à 6 mois sont exclusivement allaités au lait maternel (Institut national de la statistique, 2011).

9Si « la ville peut être définie comme un point d’articulation entre des logiques locales et des dynamiques globales » (Stebé et Marchal, 2010), la socialisation alimentaire des jeunes citadins peut être médiatrice des valeurs et des constructions identitaires à l’œuvre dans cette articulation du local et du global. Nous partons donc de l’hypothèse selon laquelle l’alimentation des jeunes enfants dans les villes de Yaoundé et de Douala contribue à la construction de leur identité citadine. L’alimentation opère comme un médiateur de la relation entre l’enfant et son environnement social, ainsi que de son niveau d’intégration au groupe. Elle informe non seulement sur les âges sociaux de l’enfant mais aussi sur l’identité citadine de celui-ci.

  • 103 Selon l’Enquête camerounaise auprès des ménages, « la sévérité de la pauvreté passe de 5,0  (...)

10Le choix de ces deux villes cosmopolites que sont Yaoundé et Douala permet de saisir les dynamiques actuelles de l’alimentation des jeunes enfants dans un contexte urbain caractérisé par la précarité économique des classes modestes103. Ces villes regroupent par ailleurs les différentes classes sociales de la société camerounaise.

11Cette recherche a été réalisée sur la base d’un échantillonnage de type non probabiliste par choix raisonné de trois quartiers par ville. Cet échantillon regroupe trois niveaux de vie : haut, moyen et populaire. Les groupes ont été constitués en intégrant la diversité ethnique des deux villes.

12À Douala et à Yaoundé, les ménages ont principalement été choisis en fonction de leur classe socio-économique. Le second critère était d’avoir au sein du ménage un enfant âgé de 0 à 1 an. Nous avons ajouté parmi les critères la possibilité d’avoir des ménages regroupant trois générations, parents, grands-parents et enfants, pour examiner l’impact de l’environnement social immédiat de la mère.

13Dans chaque quartier, un échantillon de 15 à 20 ménages était prévu. Ainsi dans la ville de Yaoundé, 53 ménages ont été visités, tandis que 55 l’ont été dans la ville de Douala, pour un total de 108 ménages enquêtés. Cinq focus groups ont été réalisés dans les villes concernées ainsi que 107 observations directes. Pour compléter ce dispositif, nous avons aussi enquêté 10 internautes à travers une discussion sur les réseaux sociaux, et des entretiens ont été conduits auprès d’un effectif de 12 professionnels de santé et de 3 grands-mères.

Entre approche bioculturelle et approche sociale

14Les travaux réalisés au Cameroun ont souvent cherché à mettre en évidence les savoirs nutritionnels des populations locales (de Garine, 1996). Dans le cadre de notre étude, nous avons tâché de mettre en évidence le lien entre la citadinité et les savoirs nutritionnels locaux.

15Ainsi il est nécessaire de bien distinguer l’âge biologique de l’âge social, car c’est à l’intersection de ces deux types d’âges que s’effectuent les arbitrages autour de l’alimentation de l’enfant. Les trajectoires alimentaires des enfants mettent en évidence cette distinction entre âge social et âge biologique. Cela s’exprime, par exemple, dans le rapport au corps de l’enfant : au corps peu mobile des premiers âges correspond une nourriture molle ou liquide, à laquelle succède une nourriture semi-solide ou solide avec l’acquisition de la marche.

  • 104 Les génies sont des êtres surnaturels présents dans les éléments de la nature : eau, forê (...)

16À sa naissance, l’enfant est un être dans l’entre-deux car il n’a pas encore rompu avec le monde des divinités ou des génies104. Les pratiques répertoriées dans les pays d’Afrique centrale, notamment en république démocratique du Congo et au Cameroun (Erny, 1990 ; de Rosny, 2000), montrent que le principal enjeu est d’amener l’enfant à intégrer son groupe social, à manger comme les autres membres du groupe. Tout comportement alimentaire déviant laisse penser que l’enfant veut rester ou retourner dans le monde des génies. Éric de Rosny constate qu’à Douala, la capitale économique du Cameroun, l’un des indices qui permet de déceler un « enfant-ancêtre » est son refus de toute nourriture solide (de Rosny, 2000). L’intégration de l’enfant au groupe étant un enjeu de la santé du groupe social, ce dernier se mobilise pour comprendre et soigner cet enfant qui continue à se nourrir de lait et refuse la nourriture commune, ce qui est interprété comme un refus de faire partie du groupe. Ainsi l’alimentation, du fait de sa fonction de commensalité, révèle-t-elle les mécanismes d’appartenance au groupe. L’alimentation solide est donc à la fois rite de séparation du monde des génies et d’agrégation au groupe social au sens d’Arnold Van Gennep (1981).

Le corps objet et sujet de l’adaptation des plats

17Les pratiques alimentaires s’adaptent au corps de l’enfant dans la mesure où les aliments qui lui sont proposés suivent le processus physiologique représenté comme un durcissement. L’enfant est d’abord nourri d’éléments liquides, qui renvoient à l’alimentation reçue pendant sa vie in utero. Cette alimentation met en évidence le fait que l’enfant est un être d’ici et d’ailleurs. Sa sortie de l’utérus de sa mère est en soi un rite de passage vers sa famille d’accueil. Toutefois il reste un être intermédiaire entre le monde des vivants et celui des ancêtres (Erny, 1990 ; de Rosny, 2000). Les trajectoires alimentaires de l’enfant informent sur son devenir au sein de sa famille : « L’enfant-acteur social agit et réagit à sa prise en charge et co-construit les situations. Dans cette perspective, il n’est plus l’objet d’un façonnement social, d’un modelage culturel sur lesquels il n’aurait aucune prise » (Danic et al., 2017 : 6), dans la mesure où il lui est accordé une personnalité, des besoins et des attentes envers famille et inversement.

18Nous proposons, dans la suite du texte, un séquençage de l’alimentation de l’enfant à partir du récit, par les mères, des rites de passage alimentaires de leurs enfants. Ces reconstitutions mettent en rapport l’âge biologique et l’âge social de l’enfant. Les différentes séquences exprimées par les mères ne renvoient souvent pas à un découpage strict dans le temps. L’enquête, cependant, permet de tracer à grands traits une chronologie générale. Ainsi, la socialisation progressive de l’enfant par l’alimentation peut se segmenter en quatre grandes étapes et plusieurs sous-étapes. La première étape est celle qui va de 0 à 4 mois, où l’enfant est considéré comme un être frêle. La deuxième va de 4 à 6 mois, où l’on observe un épaississement de la consistance des repas. La troisième étape s’étend de 6 à 9 mois, où la famille introduit progressivement les plats partagés au sein du groupe. La dernière étape se situe entre 9 et 12 mois. Pendant cette dernière phase, « la nourriture de la marmite », symbole de la commensalité et de l’appartenance au groupe, devient peu à peu le principal plat de l’enfant, le lait et les farines industrielles occupant dès lors la place d’en-cas.

De la naissance à 4 mois : l’enfant frêle

  • 105 Mou fui en bayangam par exemple.

19Ce récit est aussi celui de l’accès progressif aux objets techniques de l’alimentation du groupe social. Les couverts employés pour les nouveau-nés et jeunes enfants sont des biberons et bols qui leur sont dédiés. Ils font l’objet d’un soin particulier. Cette séparation vient aussi du fait qu’à sa naissance le nouveau-né est considéré comme un « enfant refroidi »105, c’est-à-dire frêle, fragile. Mélanger ses couverts et ceux du reste de la maisonnée pourrait présenter des risques hygiéniques pour le nouveau-né.

De 0 à quelques jours : du lait et l’eau

20À ce stade, parmi les enquêtées, seules les mères n’étant pas en mesure d’allaiter pour des raisons de santé n’ont effectivement pas allaité. Bernadette, enseignante d’économie sociale et familiale, du quartier de Ndogpassi à Douala, déclare :

  • 106 La marque commerciale a été anonymisée.

« La dernière quand elle est née on lui a donné le glucosé pendant deux jours parce que j’étais dans le coma. Elle a reçu le glucosé pendant deux jours mais elle pleurait beaucoup. Deux jours après sa naissance, on lui a donné le lait X106 qu’elle a pris jusqu’à l’âge de trois mois. » (enquête réalisée le 22 juin 2013, à Douala, lieu-dit Village)

21Le lait maternel occupe une place importante pour les mères. Celles qui n’ont pas pu allaiter leur enfant à la naissance font part de leur inquiétude. C’est le cas de Bernadette :

« Comme je ne lui ai pas donné le sein à sa naissance, j’avais vraiment peur que cela ait des conséquences sur sa santé… qu’elle ne grandisse pas bien et qu’elle soit malade tout le temps. Mais elle va très bien. » (enquête réalisée le 22 juin 2013, à Douala, lieu-dit Village)

22Pour les mères, le lait maternel reste ainsi l’aliment le plus adapté des premiers mois. Le lait est considéré, comme le remarque Madina Querre :

« […] comme un fluide à la base même de l’essence vitale de l’homme. Issu de la rencontre des fluides corporels de l’homme et de la femme au même titre que l’enfant, il constitue l’aliment qui permet à l’être humain de grandir, de constituer son être intérieur comme extérieur. » (Querre, 2003)

23Le lait maternel est employé en même temps que l’eau minérale. Nos interlocutrices ne considèrent pas cette eau comme un additif. Elle fait au contraire partie intégrante de l’alimentation de l’enfant. Cet usage de l’eau dans l’alimentation du nouveau-né fait l’objet d’interprétations qui réfèrent aux croyances religieuses et aux pratiques hospitalières. Une mère constate : « Même l’enfant a soif » (entretien réalisé le 23 juin 2013 à Douala, lieu-dit Village). Ainsi le statut de « nouveau-né » n’enlève pas à ce dernier le besoin de boire de l’eau. Tous ses organes existent et vivent, en tant qu’être humain à part entière. Il peut donc avoir soif comme les adultes. Les conseils nutritionnels donnés à l’hôpital, qui en général recommandent de ne pas donner d’eau aux nourrissons jusqu’à leurs six mois, sont remis en cause par la plupart de nos enquêtées. Ces dernières pensent au contraire qu’il est dans l’intérêt sanitaire de l’enfant de boire de l’eau.

24Cette pratique fait référence à des croyances qui relient l’enfant à l’eau, et qui subsistent même dans l’environnement urbain. Les études de Pierre Erny en république démocratique du Congo mettent en évidence la conception selon laquelle :

« Le fœtus est très souvent mis en relation avec des animaux aquatiques, mollusques, serpents, poissons, parmi lesquels il faut surtout signaler le silure. Dire que l’enfant est "eau" équivaut à affirmer qu’il n’est pas encore une personne [muntu], qu’il n’a pas encore de signification sociale. » (Erny, 1990 : 137-138)

25Chez les Bamiléké du Cameroun, Charles-Henry Pradelles de Latour Dejean constate que, dans l’imaginaire des Bangwa, « avant de naître, les enfants vivent sous forme de double dans l’eau des rivières qui est par excellence le lieu d’origine de la vie » (Pradelles de Latour Dejean, 1979 : 237).

26L’eau est ici un aliment qui « va de soi ». En dehors de deux femmes qui pratiquent effectivement l’allaitement exclusif, l’eau, dans aucune des classes étudiées, n’est considérée comme un additif. Elle fait partie de ce qu’un être vivant doit ingérer.

De 0 à 2 mois : aliment consommé et corps à corps avec la mère

27Il arrive que certains aliments soient ajoutés au lait maternel, l’enjeu ici étant la satiété de l’enfant telle que perçue par la mère. Les cris de l’enfant ou des pleurs incessants sont autant de signes qui inquiètent la mère et amène cette dernière à faire l’hypothèse que son lait ne suffit pas à satisfaire l’enfant.

  • 107 Une boîte de lait de 400 grammes coûte en moyenne 6 euros.

28À ce stade, il arrive que du lait industriel lui soit administré via un biberon. Dans les classes sociales plus modestes, quand les parents ne sont pas en mesure d’assurer une ration complète de lait, une bouillie très liquide à base de farine de maïs est mélangée avec du lait et donnée à l’enfant dans un biberon. Ce passage à la bouillie liquide est plus précoce chez les mères de jumeaux, du fait qu’elles ressentent doublement de l’épuisement. De plus, lorsqu’elles sont de classe sociale modeste, il leur est difficile d’acheter des boîtes de lait en carton107. Dans ce cas, les aliments de substitution au lait peuvent être introduits dès le deuxième mois.

29La principale préoccupation de la mère est la satiété de l’enfant. Quand ce dernier n’est pas satisfait, il le fait remarquer par des pleurs ou des difficultés à s’endormir. Il peut aussi devenir « léger » selon les mères qui le portent et le soupèsent de leurs mains. Le « peau à peau » entre les adultes du réseau proche de la parentèle est ainsi l’un des moyens qui permet à la mère de juger de la satiété de l’enfant.

30Les mères émettent fréquemment des réserves sur la pratique de l’allaitement exclusif pendant six mois, avec deux arguments : d’une part celui de leur sensation d’épuisement (« ça fatigue ») et d’autre part l’insuffisance du seul lait maternel pour les besoins d’un enfant qui grandit et dont les os se solidifient.

De 2 à 4 mois : ce qui nourrit

31L’introduction d’aliments adultes obéit à une conception qui veut que la bouillie et le lait ne soient pas considérés comme des aliments qui nourrissent. Ainsi, pour les mères et les grands-mères, la consommation de ces aliments liquides ne renvoie pas à l’acte de manger. Cette grand-mère de Village, quartier de Douala, déclare à ce propos : « Quand l’enfant commence à manger, il ne dérange plus » (entretien réalisé le 27 août 2013, à Douala, lieu-dit Village). Cette pratique de diversification précoce n’est pas encouragée par les normes de santé publique qui préconisent un allaitement maternel exclusif entre 0 et 6 mois. Les céréales comme le maïs ainsi que des tubercules comme la pomme de terre peuvent être réduits en bouillie liquide et mélangés au lait industriel dans un biberon.

À partir de 4 mois : épaississement des plats et sevrage différencié

Le sevrage

32En milieu urbain, selon le secteur d’activité économique de la mère, on observe une variation des modes d’alimentation. Quand la mère est employée dans le secteur formel, l’enfant n’est plus allaité à la fin des congés de maternité. En effet, en raison des contraintes organisationnelles des entreprises privées et publiques, elles ne peuvent amener leurs enfants sur leur lieu de travail dans la mesure où il n’existe pas de crèche d’entreprise. Ainsi la mobilité des mères liée à leur activité salariale n’est pas accompagnée de facilités pour la mobilité mère-enfant.

33Malgré le fait que l’on puisse aujourd’hui extraire le lait maternel et le conserver dans un biberon pour que l’enfant puisse le prendre même en l’absence de la mère, les enfants sont alimentés au lait industriel. Elles n’osent pas déléguer aux aides domestiques la tâche de nourrir leurs enfants au lait maternel préalablement extrait. Elles craignent que les aides domestiques ne respectent pas les normes d’hygiène. De plus, les mères que nous avons rencontrées ne sont pas convaincues du discours selon lequel le lait maternel puisse se conserver en dehors du sein.

34Dans les milieux modestes, l’enfant continue d’être allaité par sa mère et, quand elle exerce dans le secteur informel, elle peut se rendre dans son commerce avec l’enfant. Cette flexibilité de l’espace de travail lui permet de continuer à donner le sein à son enfant.

La transition alimentaire

35L’âge de 4 mois sonne le début de la transition alimentaire dans toutes les classes sociales : épaississement du lait avec les farines alimentaires disponibles tant dans les cuisines domestiques que dans les commerces.

36Ainsi on assiste à un recalibrage du biberon par les mères qui s’apparente à du braconnage culturel (de Certeau, 1990), pour qu’il puisse s’adapter aux nouveaux plats qui vont être introduits dans la nutrition de l’enfant. Le trou de la tétine du biberon peut être augmenté par la mère.

37Au niveau des recettes, on passe d’une forme de préparation simple constituée de trois ingrédients, eau, lait, maïs ; à une forme plus complexe avec plus de trois ingrédients où on peut voir s’ajouter le soja et les arachides.

38Les aliments semi-liquides et solides sont introduits au regard du développement psychomoteur de l’enfant. À partir de 4 mois l’enfant commence à s’asseoir et il tient déjà bien sa tête. Le recours aux aliments solides réfère aussi à ce corps de l’enfant qui se durcit tous les jours. L’apport en aliment solide vise à contribuer à une solidification des os de l’enfant.

39De plus, l’enfant regarde les adultes manger, porter la cuillère à leur bouche et l’attention qu’il porte à ce mouvement est interprétée comme une envie de goûter aux repas des adultes. Cette mère déclare :

« Quand tu manges, l’enfant te regarde, tu ramènes la cuillère à la bouche tu vois qu’il suit le mouvement. Il faut lui donner. Il faut communiquer avec l’enfant. » (entretien réalisé en juin 2013, à Douala, lieu-dit Village)

  • 108 Une observation récente réalisée à Yaoundé en 2015 montre comment un adulte en visite dan (...)

40À cet âge, l’enfant est considéré comme appartenant à l’entre-deux, mi-humain, mi-génie. Sa colère peut être dommageable pour les adultes. C’est la raison pour laquelle, bien qu’il n’ait pas encore usage de la parole pour demander, ou de la force pour amener les adultes à partager les repas avec lui, il peut jouer des tours aux adultes108. Une mère de Village confie : « Tu ne sais pas quel genre d’enfant tu portes. Ma fille me suivait du regard » (entretien réalisé en juin 2013, à Douala, lieu-dit Village). Au-delà de l’imaginaire relatif au statut de l’enfant, « la nourriture offerte est une preuve de son amour. Refuser la nourriture, c’est refuser l’amour » (Hubert, 2006).

De 6 à 9 mois : entre culture alimentaire globale et plat identitaire

41À partir de 6 mois les enfants sont sevrés. À cet âge apparaissent les premières dents qui sont un signe d’humanisation de celui-ci comme le remarque Pierre Erny :

« Pour beaucoup de peuples la dentition est un signe que l’enfant devient vraiment une personne humaine, alors qu’auparavant il n’était encore qu’"eau". » (Erny, 1990 : 147)

42Les tétées sont progressivement remplacées par des repas et des purées plus solides. Ici l’on assiste à un bricolage des mères qui s’approprient les messages véhiculés sur les repas contribuant à la bonne santé de l’enfant, tant dans les médias, les centres de santé qu’au sein de leurs réseaux de connaissances. Le lait industriel est associé aux purées, notamment la purée de pommes de terre. La bouillie proposée à l’enfant est plus complexe.

43Les ingrédients de la bouillie enrichie sont le maïs, les arachides, les pâtes de blé dur. À ces ingrédients seront ajoutés la poudre de poisson et des biscuits. Cette recette est partagée par toutes les classes socio-économiques de Yaoundé et de Douala. La composition de ce plat renvoie aussi à ce qui est valorisé dans la société comme repas : lourd et chaud, ce type de repas « rend l’enfant fort ».

  • 109 Moins de 10 centimes d’euros.

44En outre, les mères de classe modeste font fondre les biscuits, vendus 25 francs CFA109 le paquet de quatre biscuits, dans de l’eau tiède. La pâte obtenue est donnée à l’enfant. Selon une mère, « c’est bien lourd, quand l’enfant mange cela il ne te dérange pas ». L’ajout des biscuits renvoie à la saveur « biscuit » généralement proposée par les grandes firmes industrielles.

45Si l’on peut constater une appropriation des messages de publicité au service d’une idée de la bonne santé des enfants, la bouillie enrichie est aussi promue dans les centres de protection maternelle et infantile pour soigner les enfants souffrant de malnutrition protéino-énergétique.

46La cuisine pour le bébé est le lieu du bricolage et du « tour de main » (de Certeau et al., 1994). Cette culture populaire entrelace des représentations traditionnelles du plat identitaire qui nourrit l’individu, des préparations promues dans les centres de santé et des produits alimentaires manufacturés. Ces derniers sont promus avec des images mettant en évidence des ingrédients qui rassurent les mères sur les qualités nutritionnelles : le lait, un enfant potelé, souriant, au teint luisant, etc.

47L’enfant possède toujours ses couverts mais utilise aussi de plus en plus régulièrement ceux du reste de la famille. À partir de 6 mois, les femmes en charge de l’enfant souhaitent que ce dernier s’habitue déjà à ce qu’il mangera plus tard. L’aliment en tant qu’élément représentatif de l’identité ethnique du groupe est présenté à l’enfant. Cette mère déclare : « Il faut commencer à l’habituer à la nourriture » (entretien réalisé en juillet 2013). L’alimentation est donc au cœur d’un enracinement culturel et identitaire de l’enfant. Elle confère le statut d’humain à cet être qui dans l’acceptation du repas montre « sa volonté et […] son aptitude à quitter la catégorie du mou et de l’informe » (Erny, 1990 : 147). L’alimentation devient aussi un rite d’initiation au patrimoine alimentaire du groupe, entendu ici comme ce qui « fait spécificité » à une région, un terroir (Bessière, 2012). La socialisation de l’enfant au patrimoine alimentaire du groupe renouvelle ce construit social, qui fait l’objet d’une réappropriation au fil des générations et du contexte urbain.

48La notion de « patrimoine » ne doit en aucun cas laisser penser à une vision passéiste et anhistorique de l’alimentation. Celle-ci est dynamique et s’inscrit dans les pratiques culturelles de consommation au sein desquelles on peut repérer l’inventivité des populations dans un contexte de précarité des conditions d’existence.

49À titre d’exemple, les mères bamilékés des classes modestes et moyennes déclarent donner la « banane malaxée » qu’elles présentent comme aliment identitaire. Le macabo (Xanthosoma sagittifolium) râpé et tourné dans de l’huile puis cuit à l’étouffée dans des feuilles de bananier est un autre plat appartenant au patrimoine alimentaire auquel l’enfant est initié chez les Bamiléké. Cette préparation est accompagnée d’une sauce d’arachide. Cette sauce est aussi servie avec d’autres féculents : pâte de maïs, riz, pommes de terre, patates douces, qui sont présentés à l’enfant accompagnés de sauces à base de feuilles, d’arachides, de tomates, de gombos, etc.

50Dans la région du Littoral par exemple, les femmes Bakoko mettent en avant dès cet âge la consommation du macabo pilé avec de l’huile de palme ou cuit dans de l’huile rouge. Cette interlocutrice déclare : « Je lui donne la nourriture des Bakoko ! ». On peut constater que ces aliments sont aussi ceux disponibles et accessibles dans l’environnement immédiat de l’enfant et de ses parents.

51À Yaoundé, dans les classes modestes et moyennes, les parents originaires du Septentrion (régions du Grand Nord), emploient la pâte de maïs et la boule de mil avec un accompagnement similaire au macabo : sauces à base de feuilles, d’arachides, de tomates, de gombos, etc.

52Autour de la solidification du corps de l’enfant se jouent aussi les représentations culturelles sur le repas qui rend fort. Selon nos interlocuteurs, la nourriture locale rendrait les enfants forts tandis que celle des Blancs — comprise ici comme l’ensemble des farines industrielles — les rendrait mous, gros et fragiles. Les discours mettent en relation le corps de l’enfant et la rudesse de l’environnement et des conditions de vie auxquels il risque d’être confronté. Il faut donc que l’enfant soit robuste pour y être adapté. Les parents préparent ainsi métaphoriquement leurs enfants à la dureté de la vie.

À partir de 1 an : la marmite familiale

53Le repas principal de l’enfant est le repas familial. Le petit déjeuner est constitué du lait industriel pour le premier âge dans lequel est trempé du pain ou des biscuits. Pour les enfants qui refusent cette préparation, les mères associent les farines industrielles.

54Dans les catégories moyennes et modestes, les enfants prennent la bouillie semi-liquide comme goûter, généralement constituée de préparations faites maison : farine de maïs, farine de soja, pâte d’arachides, pâtes à base de farine de blé dur, etc. À cet âge les couverts employés pour l’enfant ne font plus l’objet d’attention particulière en général.

55Le repas de midi est chaud et solide et est exactement celui que les autres membres de la famille consomment. La viande peut être émiettée avant d’être donnée à l’enfant. Ainsi, à l’âge de 1 an, l’enfant est un « humain », membre à part entière du réseau de parenté. Il peut participer au repas de la famille. Le plat considéré comme nourrissant et fortifiant est celui que les adultes consomment.

Conclusion : la marmite comme signe d’agrégation de l’enfant au groupe

56Ce travail sur l’alimentation du jeune enfant dans les deux capitales camerounaises montre que l’alimentation des jeunes citadins est dans l’entre-deux : l’ouverture des familles aux nouvelles formes de socialité alimentaire promues par les médias, et l’importance de l’aliment comme patrimoine reçu des anciens.

57Autour des pratiques diversifiées de l’alimentation des jeunes enfants se joue l’intégration au corps social. C’est la raison pour laquelle l’alimentation n’a pas seulement une fonction biologique mais remplit aussi une fonction sociale qui est celle de la commensalité et de l’intégration de l’enfant à son groupe. En effet, parce que l’enfant mange comme les autres, parce qu’il partage les mêmes plats que les autres, il est considéré comme un être humanisé, c’est-à-dire ayant quitté le monde intermédiaire « mi-humain mi-génie » pour intégrer celui des humains, et un être socialisé. Le plat partagé avec les autres membres de la famille est cuisiné dans la marmite. C’est de ce récipient commun qu’est retirée la nourriture que vont partager les membres de la famille. Ainsi, la marmite assimile l’enfant au groupe, en même temps que l’aliment qu’elle contient est assimilé par lui.

Bibliographie

Références

Bessière J. (dir.), 2012. Innovation et patrimoine alimentaire en espace rural. Versailles, Quæ, 155 p.

Certeau M. (de), 1990. L’invention du quotidien 1. Arts de faire. Paris, Gallimard, 416 p.

Certeau M. (de), Giard L., Mayol P., 1994. L’invention du quotidien 2. Habiter, cuisiner. Paris, Gallimard, 448 p.

Garine I. (de), 1996. Savoir nutritionnel chez les Massa du Cameroun. In : Médicaments et aliments : approche ethnopharmacologique. Schroeder E., Balansard G., Cabalion C., Fleurentin J., Mazars G. (dir.), Paris, Orstom : 63-68.

Institut national de la statistique, 2011. Enquête démographique et de santé et à indicateurs multiples. https://dhsprogram.com/pubs/pdf/fr260/fr260.pdf (consulté le 08/05/2019).

Institut national de la statistique du Cameroun, 2014. Enquête camerounaise auprès des ménages (ECAM 4) : Rapports des études thématiques. http://www.statistics-cameroon.org/news.php?id=393 (consulté le 29/11/2019).

Erny P., 1990. L’enfant dans la pensée traditionnelle de l’Afrique noire. Paris, L’Harmattan, 306 p.

Hubert A., 2006. Nourritures du corps, nourritures de l’âme. Émotions, représentations, exploitations. http://www.lemangeurocha.com/fileadmin/images/
sciences_humaines/_ANNIE_HUBERT_Nourriture_et__motions_0106.pdf
(consulté le 08/11/2017).

Poulain J.-P., 2002. Sociologies de l’alimentation. Les mangeurs et l’espace social alimentaire. Paris, PUF, 286 p.

Pradelles de Latour Dejean C.H., 1979. La symbolique des rites de la naissance chez les Bangwa au Cameroun. Enfance, 3-4 : 237-240.

Querre M., 2003. Quand le lait devient enjeu social : le cas de la société peule dans le Séno (Burkina Faso). Anthropology of food [online], 2, September 2003, http://aof.revues.org/324 (connection on 07/11/2017).

Rosny E. (de), 2000. Le cas de l’enfant qui voulait rester ancêtre. In : L’enfant ancêtre. Nathan T. (dir.), Paris, La pensée sauvage : 115-134.

Schaal B., Delaunay - El Allam M., Soussignan R., 2008. Emprises maternelles sur les goûts et les dégoûts de l’enfant : mécanismes et paradoxes. Enfance, 3(60) : 219-230.

Stébé J.-M., Marchal H., 2010. La sociologie urbaine. Paris, PUF, 127 p.

Van Gennep A., 1981. Les rites de passage. Paris, Stock, 320 p.

Notes

101 Source : http://www.minhdu.gov.cm/index.php?option=com_content&view=article&id=846%3A
point-de-presse-du
(consulté le 20/06/2018).

102 C’est-à-dire 43,22 euros par mois.

103 Selon l’Enquête camerounaise auprès des ménages, « la sévérité de la pauvreté passe de 5,0 % en 2007 à 7,2 % en 2014 et traduit une aggravation des inégalités ou des écarts de consommation parmi les pauvres sur cette période » (Institut national de la statistique, 2014).

104 Les génies sont des êtres surnaturels présents dans les éléments de la nature : eau, forêt, terre, etc.

105 Mou fui en bayangam par exemple.

106 La marque commerciale a été anonymisée.

107 Une boîte de lait de 400 grammes coûte en moyenne 6 euros.

108 Une observation récente réalisée à Yaoundé en 2015 montre comment un adulte en visite dans une maison où vit un enfant de 5 mois décide quand même de lui faire goûter un peu de la boisson gazeuse sucrée qu’il consommait, en se justifiant en ces termes : « On sait jamais avec les enfants. J’ai déjà entendu beaucoup des anecdotes avec les enfants. Comme je dois reprendre la route de Douala tout de suite ».

109 Moins de 10 centimes d’euros.

Auteur

Université catholique d’Afrique centrale, institut catholique de Yaoundé, Cameroun

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Lire

Open access

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search