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Romain Girardot 

AOP laitières durables

MOTS-CLÉS : COLLECTIF, AOP, DURABILITÉ, ENVIRONNEMENT, TERRITOIRE

L’article 48 de la loi EGAlim, dans sa première version du 30 octobre 2018, formalisait l’obligation des appellations d’origine protégée (AOP) laitières à se conformer à la certification environnementale de niveau 2 ou 3 (haute valeur environnementale), d’ici 2030. Un futur décret d’application devait entériner cette obligation et en préciser les contours et exigences (notamment le niveau minimum de certification). La certification HVE, qui aujourd’hui encore fait débat, était pressentie pour s’imposer. Suite à des négociations, cette obligation n’aura pas lieu et ledit décret ne verra pas le jour. La filière a donc privilégié une voie alternative. Dès 2019, les organismes de défense et de gestion (ODG) des AOP, sous la coordination du Conseil national des appellations d’origine laitières (CNAOL), ont initié une réflexion collective qui a abouti à un cadre commun d’engagement. Ce cadre inclut jusqu’à soixante-cinq engagements portant sur des critères de durabilité économiques, sociaux et environnementaux. Il devra être mis en oeuvre et éventuellement formalisé dans les cahiers des charges, en respectant cette même échéance de 2030. Quels sont les enjeux de cette démarche collective ? Est-ce un progrès pour cette filière qualité ? Nous étudierons dans quelle mesure les AOP laitières avancent collectivement vers plus de durabilité environnementale, dans le cadre du projet AOP laitières durables porté par le CNAOL.

En France, les fromages AOP représentent 25 % des fabrications de fromages en 2021 (hors fromages fondus, fromages frais et fromages à pâtes filées). 14 277 producteurs de lait sont engagés dans une ou plusieurs démarches AOP.

À L’ORIGINE DU PROJET AOP LAITIÈRES DURABLES

Une origine multifactorielle

Les 51 AOP laitières (fromages, beurres, crèmes) ont un but commun : la durabilité de la filière, autant sur le plan économique que sur le plan social et environnemental. Ces appellations sont généralement perçues comme vertueuses en opposition à une agriculture intensive portée par des industriels de l’agroalimentaire. Elles cherchent à garantir des produits de qualité et à valoriser les territoires et le travail des producteurs. Mais elles font face à de nouveaux défis qui pourraient fragiliser leur réputation et la pérennité de la filière (Dubien, 2022). Tout d’abord, des attentes sociétales se renforcent sur les questions liées au bien-être animal ou à la protection des ressources naturelles, mais on constate aussi les dérives d’un petit nombre d’exploitants, dérives qui incitent à mieux réguler les pratiques agricoles. Enfin, des aléas contraignent la production de produits laitiers sous AOP, comme l’impact économique des crises sanitaires (covid-19) ou le changement climatique qui en provoquant des sècheresses, modifie l’alimentation animale et a un impact sur les propriétés organoleptiques des produits laitiers. Ainsi, de nombreux facteurs compromettent la capacité des AOP à respecter les attentes des consommateurs et à être pérennes. Le projet AOP laitières durables s’est construit et formalisé en réponse aux demandes de l’Institut national des appellations d’origine (INAO) qui souhaitait appliquer la loi EGAlim, mais l’origine de cette démarche est bien multifactorielle.

La formalisation des engagements

Les ODG sont invités à formaliser leurs engagements par l’inclusion de dispositions agroenvironnementales
(Figure 1) dans les cahiers des charges. Cette révision doit se faire à l’horizon 2030. Cela va nécessiter une forte implication des éleveurs et de leurs représentants, ainsi que du personnel de l’INAO. Or la pertinence du processus pose question au sein du réseau des ODG. Les cahiers des charges (CDC) définissent un processus de production, une aire géographique, etc. Certaines de ces AOP laitières ont été créées dès les années 1950 (sous l’intitulé d’appellation d’origine contrôlée) dans le but de protéger un savoirfaire et de valoriser un territoire. L’inclusion de critères de durabilité induit donc un changement de paradigme, notamment sur le plan environnemental, alors que les AOP n’ont pas comme vocation première la protection de l’environnement. Pourtant une animatrice d’ODG explique que ces mesures sont relativement simples à mettre au cahier des charges » (Renard, 2023). Il est aussi aisé d’associer des indicateurs de suivi quantitatifs.

D’autres points concernant la durabilité créent des débats entre l’INAO et les ODG car des mesures restrictives proposées au niveau local pourraient entraver certains principes défendus au niveau européen. Par exemple, l’AOP Comté propose le plafonnement de la production comme mesure pour lutter contre les agrandissements des exploitations et l’intensification du système (Renard, 2022). Ceci met en lumière un paradoxe, puisqu’il est demandé de protéger les appellations et leurs milieux, tout en s’inscrivant dans un cadre réglementaire qui favorise la libre concurrence et le maintien d’un modèle productiviste dominant. D’autre part, certains ODG alertent sur le risque de perdre des adhérents car l’ajout de critères signifie aussi la mise en place de contrôles et de sanctions réglementaires. Des éleveurs déjà en difficulté ne pourraient pas assumer des risques supplémentaires.

Comme le montre la figure 1, trois options sont laissées aux ODG. Cette flexibilité leur permet de s’inscrire dans une démarche de progrès, tout en assumant au mieux les risques et contraintes.

LA FORCE DU COLLECTIF COMME MOTEUR DE CHANGEMENT

Il est important de comprendre l’intérêt qu’ont vu les ODG à s’impliquer collectivement dans cette démarche.

Lutter contre la standardisation des pratiques

Sur le plan environnemental, il faut noter que les ODG se sont opposés à la certification HVE qui est défendue par le ministère de l’Agriculture et l’INAO. Cette norme ne prend pas en compte les spécificités liées au territoire ; elle n’a pas non plus de réelle pertinence ni d’aspect contraignant pour le système de production « élevage laitier » aux yeux de certains. L’INAO aurait donc tendance à uniformiser les pratiques par l’adoption de ce type de norme, ce qui serait contradictoire vis-à-vis de la raison d’être des AOP, puisque celles-ci s’attachent aux spécificités d’un terroir. Un exemple illustre ce phénomène : celui de l’autonomie fourragère, qui tend à imposer un seuil de 80 % voire 100 % dans les CDC. Cette mesure est impossible à mettre en oeuvre dans certains milieux pastoraux avec un climat à influence méditerranéenne, où la capacité à cultiver le fourrage dans la zone est très limitée. En somme, ce qui fonctionne pour le Comté ne fonctionne pas pour le Pélardon. Les AOP (et notamment les plus petites de ces appellations) ont eu intérêt à se mobiliser pour faire entendre leur voix et s’assurer que le cadre d’engagement n’impose pas des mesures qui soient déconnectées de leurs problématiques. Elles ont pu le faire en participant aux groupes de travail animés par le CNAOL, qui ont nourri la co-construction du cadre commun (Tillard, 2022).

Un travail de co-construction

Cette démarche est donc caractérisée par la participation active de multiples acteurs à diverses échelles, en vue de co-construire et valider le cadre commun d’engagement. À l’échelle du territoire, les ODG sensibilisent et fédèrent les éleveurs adhérents. Pour l’AOP Comté, les mesures sont discutées et argumentées lors de rencontres entre professionnels et administratifs : éleveurs, syndicats agricoles et groupes d’experts. Ces mesures sont ensuite validées en commission technique puis présentées au conseil d’administration pour être enfin votées en assemblée générale. À l’échelle nationale, le rôle du CNAOL est déterminant dans le sens où il anime le projet AOP laitières durables en apportant un cadre de travail à tous les ODG. Il fait aussi le lien avec l’INAO et d’autres instances, comme l’interprofession de la filière laitière (Centre national interprofessionnel de l’économie laitière – CNIEL), et le monde de la recherche. Cet accompagnement a permis de fédérer et d’engager tous les ODG, qui ont finalement validé le cadre commun d’engagement lors de l’assemblée du CNAOL du 12 mai 2021. Allaire et Sylvander (1997) ont montré que « la production (collective) de normes communes amène les acteurs du territoire à définir et expliciter une stratégie collective, ce qui renforce naturellement les possibilités de collaboration ». Nul doute que cette réflexion menée par des AOP structurées en collectifs ait facilité la construction et l’adhésion au projet.

Le partage de bonnes pratiques

Outre l’inclusion de tous les acteurs à différentes échelles, c’est aussi le partage d’expérience entre
AOP qui fait la force de ce collectif. À l’opposé d’une dynamique de concurrence, les AOP diffusent au sein du réseau bonnes pratiques et connaissances. Des initiatives pourraient alors essaimer, comme par exemple la réalisation d’une étude en analyse de cycle de vie du produit (ACV) chez Camembert de Normandie (Hautot, 2023). Ces travaux nourrissent des discussions autour des questions de durabilité et bénéficient aux uns et aux autres. Pour cette raison, il ne faut pas omettre l’importance de ces mesures complémentaires, qui n’ont pas toutes légitimité à rentrer dans un cahier des charges (par exemple, des actions de sensibilisation des éleveurs aux enjeux de biodiversité), mais qui sont en fait complémentaires et concomitantes à la démarche AOP laitières durables et viennent alimenter une dynamique de progrès, sans être forcément normalisées. Des réflexions allant dans ce sens sont en cours au CNAOL, afin de proposer des outils de formalisation complémentaires (par exemple, une charte d’engagement) et ainsi de mieux valoriser les bénéfices des actions entreprises (Tillard, 2023).

Le cadre d’engagement commun

Le cadre d’engagement commun est donc le fruit de ce travail de co-construction. Les engagements sont au nombre de soixante-cinq, regroupés sous des objectifs et répartis entre les piliers du social, de l’économie et de l’environnement. Chaque ODG doit choisir au minimum dix-huit engagements répartis parmi ces trois piliers. Pour chacun de ses engagements, l’ODG définit des mesures spécifiques, accompagnées d’indicateurs de suivi. Pour le pilier environnemental, ces mesures sont appelées des dispositions agroenvironnementale (Figure 1).

L’ODG s’engage à mettre en oeuvre ces mesures d’ici 2030 au plus tard et éventuellement de les inclure dans le cahier des charges en engageant un processus de révision avec l’INAO. Insistons sur le fait qu’elles ne doivent pas obligatoirement être réglementées et peuvent demeurer en tant que « mesures complémentaires ».

À ce jour, trente-six engagements ont été pris en moyenne par AOP (minimum : dix-neuf ; maximum
 : soixante-trois). Le nombre et la nature des mesures dépendent entièrement des priorités, ambitions, capacités de chacun. Seulement quatre AOP ne se sont pas encore positionnées sur des objectifs et ont demandé un délai. Pourtant, ce cadre est maintenant posé et validé. Les prochaines étapes du projet sont la mise en œuvre des engagements (Figure 2) et la réouverture des cahiers des charges pour certaines appellations.

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