> Préface > Introduction
1 - L’alimentation vue comme relations
2 - Les enjeux du système alimentaire contemporain
3 - L’alimentation au prisme de l’écologie
4 - Discuter les mots d’ordre de l’alimentation durable
5 - Une écologie de l’alimentation pour transformer les systèmes alimentaires
> Conclusion

Prendre ses distances avec le local ?

Auteur(s) : Bricas Nicolas, Conaré Damien

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On observe depuis plusieurs années un engouement très médiatisé pour une alimentation de proximité. Portée par les acteurs économiques et associatifs, les consommateurs et les pouvoirs publics, cette tendance vise à reconnecter mangeurs et producteurs. Elle se manifeste à travers la reterritorialisation des systèmes alimentaires, c’est-à-dire l’affirmation d’un ancrage territorial des productions et des transformations ; leur relocalisation, à savoir la réduction de la distance géographique entre les lieux de production et de consommation  ; ou encore le développement de circuits courts, à savoir des modes de commercialisation avec peu ou pas d’intermédiaires (Chiffoleau, 2019 ; Wallet et al., 2017).

Dans le foisonnement des nouvelles façons de construire de la proximité, le local émerge en particulier comme un nouvel attribut qui semble paré de toutes les qualités. Mais attention au « piège du local » tendant à considérer cette échelle comme vertueuse par nature…

— Une demande de proximité

Installation d’agriculteurs sur des terres urbaines par des collectivités territoriales ; promotion de l’agriculture urbaine ; développement de « fermes verticales » dans les villes ; édition de catalogues de fournisseurs de produits locaux ; ouverture de magasins de producteurs ou de drive fermiers ; développement de l’approvisionnement local dans la restauration collective ; développement de filières locales dans la grande distribution… Il semble bien que s’engage un mouvement d’institutionnalisation et de massification du consommer local, à l’instar de ce qui s’est passé pour le bio.

Ce mouvement est ancien et se développe un peu partout dans le monde. Au Japon, des groupements d’achat direct de produits alimentaires à la ferme, les teikei (提携), se sont développés à la fin des années 1960. Ils sont nés sous l’impulsion de jeunes femmes citadines, soucieuses de s’approvisionner en produits issus de l’agriculture biologique (lait notamment) pour leurs enfants, dans un contexte de nombreuses intoxications alimentaires liées à un usage excessif d’intrants chimiques (Amemiya, 2011).

Aux États-Unis et au Canada, le mouvement des Community Supported Agriculture (CSA, littéralement « agriculture soutenue par la communauté »), né dans le courant des années 1980 et inspiré d’un modèle développé en Suisse, permet aux consommateurs de réserver par avance une partie de la récolte à venir dans une ferme. Ces partenariats locaux solidaires, à l’ampleur encore limitée, partagent généralement un même engagement pour le maintien de petites exploitations aux méthodes respectueuses de l’environnement (Pouzenc, 2020).

En Italie, à partir des années 1980, le mouvement Slow Food a très vite promu les effets bénéfiques de la consommation d’une alimentation locale de qualité. Au Brésil, en 1993, la ville de Belo Horizonte (2,4 millions d’habitants à l’époque) a lancé une politique publique de sécurité alimentaire fondée sur la promotion des aliments produits par les petits agriculteurs familiaux périurbains : restaurants populaires à prix subventionnés, marchés paysans en ville, banques alimentaires, loi qui prévoit 30 % d’achats locaux dans le cadre des appels d’offres publics pour la restauration scolaire, etc. (Rocha, 2001).

Sur le continent africain, la promotion des productions locales s’est faite en réaction aux changements d’habitudes alimentaires (Touré, 1982), à l’augmentation des importations alimentaires et à la dépendance économique qu’elles génèrent. Par exemple, au Sahel, dès 1987 et pendant près de dix ans, le Programme régional de promotion des céréales locales (Procelos) est intervenu sur l’ensemble de cette zone pour favoriser une reconquête des marchés intérieurs par les mil, sorgho, maïs, riz et fonio africains (CTA, 1989). Par ailleurs, suite à la crise des prix alimentaires sur les marchés internationaux en 2008 et 2011, le Comité français pour la solidarité internationale (CFSI) a lancé « les batailles du consommer local en Afrique de l’Ouest » (Eloy et al., 2019). Le local renvoie alors à l’espace national, voire régional, par opposition aux marchés internationaux, plutôt qu’à un espace territorial plus restreint.

En France, au début des années 2000, s’est développé le réseau des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap). Il s’inspire en partie du modèle des CSA nord-américains : des consommateurs s’abonnent à des paniers alimentaires fournis par des producteurs locaux. Par ailleurs, au-delà des démarches très anciennes de vente directe par les agriculteurs sur les marchés ou sur leur exploitation, une grande diversité d’initiatives ont émergé pour favoriser les approvisionnements en produits locaux des ménages ou de la restauration hors domicile (Dedinger et al., 2021). À l’origine souvent contestataires de l’agriculture conventionnelle et de la commercialisation via la grande distribution, ces initiatives se voient aujourd’hui soutenues par la puissance publique et sont aussi reprises par un secteur privé opportuniste sur ce nouveau segment de marché. Les grandes enseignes mettent ainsi en avant les producteurs locaux dans leurs rayons, en particulier les chaînes d’indépendants, où chaque patron est libre de ses approvisionnements. L’agriculture urbaine suscite également l’intérêt de nombreuses entreprises. Les fermes urbaines Lufa à Montréal sont un exemple qui inspire villes et supermarchés, qui commencent à installer des exploitations sur leurs toits (Pouyat, 2018).

— Les promesses du local

Il n’existe pas de définition officielle pour désigner un produit local. La distance géographique « raisonnable » entre le lieu de production et celui de consommation varie selon le lieu et les produits. Par exemple, en France, il est de quelques kilomètres à moins de 150 km pour les « circuits de proximité », tels que définis par l’Agence de la transition écologique (Ademe, 2017). En Afrique, la notion de local s’étend aux productions nationales, voire des pays voisins. Dans les pays industrialisés, les démarches de relocalisation sont le plus souvent présentées comme alternatives au modèle conventionnel dans leurs modes de production, de transformation, d’organisation et/ou leur volonté transformatrice, qualifiées de « promesse de différence » (Le Velly, 2017). Ces initiatives sont généralement considérées par leurs promoteurs comme contribuant à :

  • restaurer des liens économiques et sociaux de confiance entre consommateurs et producteurs, proposant à ces derniers une rémunération jugée plus équitable à travers un « prix juste » (Chiffoleau, 2019) ;
  • redonner du sens, tant à l’activité de production qu’à l’acte de consommation, et donc redonner de la valeur à l’alimentation ;
  • valoriser des qualités de fraîcheur et de saisonnalité des produits ;
  • diminuer les emballages ;
  • diminuer les pertes et le gaspillage le long du circuit du fait de la diminution du nombre d’intermédiaires et de la valorisation de produits jugés « hors calibre » pour des chaînes longues ;
  • maintenir des activités agricoles et de transformation et donc contribuer au développement économique local et à l’emploi ;
  • sensibiliser les consommateurs aux modes de production de leur alimentation ;
  • rééquilibrer les rapports de force entre les acteurs de la chaîne alimentaire au profit des producteurs et des consommateurs ;
  • réduire les impacts environnementaux en matière de dépenses énergétiques et d’émissions de gaz à effet de serre (GES).

D’une manière générale, le local a été analysé comme une réponse aux impasses sociales, économiques et environnementales d’un système alimentaire « dominant », « conventionnel », « intensif », « agro-industrialisé » ou encore « productiviste » (Deverre et Lamine, 2010 ; Renting et al., 2003). Ce système, également considéré comme « global », produit des aliments détachés des lieux et des conditions de leur production. Ce sont des aliments déterritorialisés, soit des « aliments de nulle part » (food from nowhere), par opposition à des aliments ancrés dans leur contexte social et culturel, soit des « aliments de quelque part » (food from somewhere) (Fonte et Papadopoulos, 2010). L’échelle globale a été celle de la pétro-chimisation de l’agriculture, de la marchandisation des semences, de la mondialisation des transports, du développement des grandes chaînes de distribution ou encore de la financiarisation des marchés agricoles. L’essor du local apparaît alors comme un pendant de la critique du global, comme le lieu de résistance à une logique globale jugée anomique (DuPuis et Goodman, 2005 ; Paddeu, 2017).

La relocalisation de l’alimentation peut également être considérée comme une réponse aux différentes formes de distanciation (géographique, économique, politique, cognitive et sensorielle) entre le mangeur et son alimentation (chapitre 6). Une distanciation déjà relevée par Walter P. Hedden (responsable du bureau du commerce du port de New York) dans son ouvrage How great cities are fed (Comment les grandes villes sont nourries), publié en 1929. Il y montre comment la ville de New York, qui dépendait d’un approvisionnement alimentaire lointain (laitues de Californie, citrons d’Italie, beurre du Danemark, etc.) et perdait ses terres agricoles environnantes du fait de l’étalement urbain, serait en danger si cet approvisionnement était interrompu (Cohen, 2011 ; McCabe, 2010). Hedden est le premier à utiliser le concept de food-shed (bassin alimentaire), par analogie avec le watershed (bassin versant), c’est-à-dire l’ensemble de la zone géographique à partir de laquelle les aliments parviennent aux mangeurs. Il inclut les terres agricoles, les installations de transformation et de distribution, les systèmes de transport, les grossistes et les détaillants. Ce faisant, il note que les fruits et légumes parcourent en moyenne près de 2 500 km de la ferme à la table des new-yorkais. De sorte, explique-t-il, que « l’écart grandissant de la distance physique entre le lieu de production et le lieu de consommation a sa contrepartie dans l’atténuation du contact et de la compréhension mutuelle entre producteurs et consommateurs » (Hedden, 1929). C’était il y a presque cent ans…

Le terme de foodshed sera repris beaucoup plus tard par le permaculteur Arthur Getz (1991), comme une façon de se demander « d’où vient notre alimentation et comment nous parvient-elle ? ». Un concept qui, au-delà de la métaphore, révèle que les consommateurs sont souvent tellement éloignés de la source de leur alimentation qu’ils ne peuvent pas comprendre les conséquences de leurs habitudes d’achat (Kloppenburg et al., 1996). La reconnaissance par une personne de son bassin alimentaire peut lui conférer un sentiment d’ancrage dans des réalités biologiques et sociales, mais aussi de responsabilité envers ce territoire.
Avec la fermeture des frontières et les restrictions de circulation, la crise de la Covid-19 a été l’occasion pour de nombreux pays d’interroger leur degré de dépendance alimentaire vis-à-vis d’autres nations. En France, la question de la souveraineté alimentaire [1], revendication ancienne de l’organisation paysanne Via Campesina en réaction à la libéralisation des marchés internationaux dans les années 1990, est apparue dans le débat public. Les craintes de pénuries ont même conduit certains acteurs à promouvoir des formes d’autonomie alimentaire [2] (Rouillay et Becker, 2020).

— Attention au piège du local

Certains des arguments en faveur de la relocalisation doivent toutefois être relativisés. En premier lieu, il faut rappeler qu’historiquement les villes ne se sont pas toujours développées au cœur de bassins alimentaires capables de les nourrir, tant s’en faut. Bâties pour certaines en bord de mer ou de fleuves, elles ont largement recouru aux échanges lointains, comme l’a bien montré Braudel (1993), échanges multipliés dès lors que se sont développés des moyens de transport peu coûteux à partir de la Révolution industrielle (chapitre 5). De plus, produire localement n’est pas possible partout. Même en remettant en culture toutes les friches et les interstices urbains, en gagnant des surfaces de production sur les toits d’immeubles, l’agriculture urbaine ne peut rester qu’une contribution marginale à l’alimentation des villes. Par exemple, en décuplant la surface agricole de Paris pour atteindre 33 hectares, on peut espérer produire 500 tonnes de nourriture par an, soit 0,26 % de ce que la ville consomme (Leray, 2018). On peut bien sûr aussi considérer une échelle plus large, celle des départements français par exemple (en moyenne l’équivalent en surface d’un cercle de 43 km de rayon). Le calcul de l’empreinte agricole montre que la moitié de la population française vit dans 25 départements dont la surface agricole ne permettrait pas d’en nourrir la population si on décidait de reconvertir cette surface à produire tout ce qu’on y consomme (Bricas, à paraître).

Relocaliser la production agricole au plus près des bassins de consommation rendrait nécessaire une complète reconfiguration des productions agricoles et un relatif abandon des spécialités régionales. Celles-ci ont pourtant fait l’objet, dans beaucoup de pays, d’une politique de valorisation et de protection de la typicité des produits et des savoir-faire associés face à une standardisation alimentaire. Il s’agit donc de trouver un compromis entre deux tendances a priori contradictoires : diversifier pour réduire les effets négatifs de la spécialisation ou spécialiser pour tirer parti des caractéristiques d’un territoire.

La relocalisation est souvent perçue comme bénéfique du point de vue environnemental car elle réduit les distances parcourues. C’est pour cette raison qu’avait été promue la méthode de calcul des food miles (kilomètres alimentaires), proposée par Tim Lang et formalisée par Angela Paxton (1994), avec l’objectif de l’afficher sur les produits alimentaires pour aider les consommateurs à réduire leur empreinte carbone. Depuis, les calculs d’analyse de cycle de vie sur les systèmes alimentaires ont révélé la part finalement limitée des émissions liées au transport. En France par exemple, le transport représente moins de 14 % des émissions de GES du système alimentaire, alors que la production agricole pèse pour les deux tiers environ (Barbier et al., 2019). Raccourcir la distance d’approvisionnement ne pèse donc que peu sur le bilan carbone du système alimentaire. Ainsi, un aliment produit localement, mais hors saison sous serre chauffée, pourra consommer plus d’énergie et rejeter plus de GES qu’un produit importé, cultivé en plein air, même en incluant le transport. En outre, l’organisation logistique est primordiale : de grands volumes, transportés de manière optimisée sur de longues distances, peuvent émettre moins de GES par tonne transportée que des petits volumes, transportés sur de faibles distances, dans des camionnettes peu remplies ou revenant à vide (Ademe, 2017). Les impacts sont également fortement liés aux déplacements des consommateurs : multiplier ses dé-placements pour aller s’approvisionner auprès de divers producteurs pas forcément regroupés peut ainsi s’avérer très coûteux d’un point de vue environnemental.

Par ailleurs, la vente directe par des producteurs de proximité peut faire peser sur eux le coût et le savoir-faire du travail de distribution (préparation de commandes, etc.), alors qu’ils ne sont pas nécessairement préparés à cette charge de travail (et mentale) supplémentaire. De plus, une étude sur le fonctionnement des Amap en région Rhône-Alpes soulignait la crainte évoquée par certains agriculteurs de se sentir « intégrés » par les consommateurs (Mundler, 2007). Une crainte qui indique les rapports de domination qui pourraient s’installer entre des consommateurs disposant généralement d’un fort capital social et culturel et un agriculteur dont le revenu dépendra de la solidité de l’engagement de ces mêmes consommateurs. Ainsi, dans les faits, la solidarité qui s’établit peut être descendante, des consommateurs vers le producteur. Notons toutefois que les producteurs allient généralement plusieurs canaux de distribution, ce qui leur permet de se ménager une certaine marge de manœuvre (Maréchal, 2008).

L’échelle locale, comme toutes les autres, n’est pas une entité indépendante, avec des qualités inhérentes. L’échelle en soi n’est pas donnée : c’est une construction sociale, qui dépend des acteurs et de l’agenda qu’ils se sont fixés. Et c’est le contenu de cet agenda qui produira des objectifs de durabilité ou de justice sociale, non pas l’échelle à laquelle cet agenda est mis en œuvre (Born et Purcell, 2006). De sorte qu’un système alimentaire relocalisé aura tout autant de chances d’être plus ou moins durable ou plus ou moins solidaire qu’à une autre échelle (Stein et Santini, 2021). Le local n’est pas « bon » par nature. La proximité géographique ne garantit pas le non-usage de grandes quantités de pesticides (notamment sur des terres péri-urbaines où le prix du foncier incite à intensifier les productions) ou le non-recours à une main-d’œuvre étrangère surexploitée. Elle ne garantit pas non plus une offre alimentaire meilleure du point de vue sanitaire, gustatif ou nutritionnel.

Enfin, si indéniablement la relocalisation crée des opportunités d’inclusion et de participation de nouveaux acteurs, l’échelle locale reste dépendante de l’économie politique dominante, et on peut donc y reproduire les privilèges sociaux existants en défendant les intérêts d’une petite « élite locale », repliée sur son territoire alimentaire « protégé » (Allen, 2010 ; DuPuis et Goodman, 2015).

Le local possède également une face sombre, marquée par une dimension identitaire, de repli sur soi et de rejet de l’altérité, où il s’agit de flatter spécificités et authenticités. Un discours assez répandu, repris par les partis d’extrême droite, promeut un « localisme » dans une version défensive (Charbonnier, 2018 ; Hinrichs, 2003  ; Winter, 2003), traditionaliste et étriquée. L’autre risque serait de voir une concurrence s’établir entre des territoires qui parviendraient à gérer des systèmes alimentaires locaux (grâce à des capacités sociales, économiques, géographiques ou politiques) et ceux qui échoueraient (Allen et Guthman, 2006 ; Feagan, 2007). L’activation du local peut également s’avérer contradictoire avec un objectif d’intégration territoriale dans des pays qui cherchent avant tout à apaiser des risques de conflits internes et à construire leur unité nationale.

C’est finalement sans doute par la mobilisation des acteurs – producteurs, citoyens consommateurs, politiques – et par la construction de nouvelles modalités de gouvernance pour reprendre la main sur les systèmes alimentaires que l’échelle locale s’avère particulièrement intéressante. Les projets alimentaires territoriaux qui se multiplient, notamment en France, en sont le témoignage. Ils mettent généralement l’accent sur les principes et valeurs associés à la durabilité et à l’équité. Et même en poursuivant ces objectifs, ces projets doivent réaliser des compromis entre bénéfices des agriculteurs et accès des consommateurs à faible revenu, et parvenir au bon équilibre politique entre une réforme au niveau local et une poursuite de changements systémiques à des échelles plus larges (Feenstra et Campbell, 2014). En somme, il s’agit bien de faire en sorte que les initiatives locales ne détournent pas notre attention des politiques et des structures macroéconomiques qui organisent notre agriculture et notre alimentation, comme la politique agricole commune à l’échelle européenne. L’enjeu est que, progressivement, ces gouvernances territoriales puissent se fédérer en réseaux et constituer de véritables forces politiques pour peser dans les instances de gouvernance nationale ou internationale des systèmes alimentaires (chapitre 22).

— Pour un localisme cosmopolite

Dès le petit déjeuner, nous mangeons le monde en buvant notre thé, café ou cacao, éventuellement avec du sucre (Grataloup, 2017). Par nature, l’alimentation nous relie à d’autres territoires (chapitres 2 et 5). Ainsi, selon une étude du Centre international d’agriculture tropicale, les deux tiers des aliments que nous consommons sont historiquement originaires d’autres régions du monde, et ce, quel que soit l’endroit où nous nous trouvons (Khoury et al., 2016). Il semble donc bien que le monde entier se niche dans nos assiettes, fruit d’une longue histoire de diffusion de productions alimentaires, de migrations humaines, de conquêtes, de grandes découvertes et d’échanges commerciaux.

Bruno Latour (2021) nous propose de parler de « territoires de subsistance » : « Dites-moi de quoi vous vivez et je vous dirai jusqu’où s’étend votre terrain de vie. » Il s’agit de passer d’une définition cartographique et administrative du territoire (vu d’en haut), avec une démarcation nette entre le dedans et le dehors, à une vision plus horizontale de dépendances et d’interactions avec d’autres territoires, aussi lointains soient-ils. C’est la différence entre le territoire à l’intérieur duquel on se situe (« le monde où l’on est ») et les territoires éloignés dont on dépend, voire dont on profite (« le monde dont on vit »). Car, en matière d’alimentation, il est des territoires soumis à d’autres. C’est évident dans l’histoire avec le commerce des épices ou le système esclavagiste des plantations. Mais encore aujourd’hui, nous consommons par exemple des bananes cultivées sur des terres « d’ailleurs », aux Antilles, qui ont été consciemment polluées avec un pesticide pourtant interdit en métropole, le chlordécone (Ferdinand, 2019).

Reconnaissant que nous sommes liés entre territoires alimentaires, engageons-nous pour un « localisme cosmopolite », qui invite à « chérir un lieu particulier, tout en étant conscient de la relativité de tous les lieux » (Sachs, 1992). Un local inscrit dans une dynamique globale, où les communautés ne sont pas isolées les unes des autres mais interconnectées, dans un monde de circulations (Manzini, 2007). En matière d’alimentation, le commerce équitable et les produits sous signe de qualité et d’origine (indications géographiques protégées, appellations d’origine contrôlée, etc.) illustrent parfaitement cette solidarité entre territoires et la possibilité d’un translocalisme (Ho, 2020), en transportant une origine territoriale d’un endroit à un autre. Même s’ils viennent de régions éloignées de là où vivent les consommateurs, les produits de terroirs, « localisés » (dont on connaît l’origine, voire même les conditions de production), permettent ce rapprochement cognitif (Bazzani et Canavari, 2017). De même, certaines villes soutiennent une agriculture garantissant l’accès à des produits de qualité dans les territoires qui les approvisionnent via l’établissement de contrats de solidarité, comme le fait la ville de Hanoï, au Vietnam, avec des provinces qui la ravitaillent, ou un collectif d’acteurs de Rennes avec son projet « Terres de source » (Zeggoud, 2021).

— Conclusion

C’est là que réside tout l’intérêt des processus d’hybridation entre approvisionnements locaux et plus lointains, permettant un ancrage territorial sans pour autant s’enfermer dans un espace local. Ces processus sont définis par certains comme des « systèmes alimentaires du milieu », aux configurations intermédiaires par leur taille et hybrides par leurs acteurs, leur organisation et les valeurs qu’ils portent (Chazoule et al., 2015). Le local prend alors ses distances et s’en trouve valorisé au-delà d’un espace circonscrit. Car finalement, nous consommons toujours le local d’un autre…

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[1Selon la Via Campesina, la souveraineté alimentaire est « le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée produite avec des méthodes durables, et le droit des peuples de définir leurs propres systèmes agricoles et alimentaires ».

[2Le degré d’autonomie alimentaire d’un territoire désigne sa capacité à produire localement, avec des ressources agricoles locales, les aliments (bruts, élaborés, transformés ou cuisinés) consommés par ses habitants. Selon une étude du cabinet-conseil Utopies (2017), le degré d’autonomie alimentaire moyen des cent premières aires urbaines françaises était de 2 %…